Le mois dernier, lorsque le président du Congrès général national libyen, Mohamed Magarief, a annoncé l’attribution à la Tunisie d’une enveloppe de 200 millions de Dinars tunisiens pour couvrir le déficit, sous couvert d’aide au développement, je fus marqué par l’écart qui existait entre les positions de mes différents amis libyens à ce sujet. Certains, considérant que la Libye était redevable envers la Tunisie pour son soutien à la révolution, étaient ravis par cette idée. D’autres estimaient, en revanche, que cette aide était avant tout une manière de «dilapider leurs richesses nationales». D’une certaine manière, les deux camps avaient raison.
D’après le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, la Tunisie a, en effet, accueilli plus de 660 000 réfugiés libyens cherchant à se protéger de la brutalité de la guerre civile. Et les Tunisiens ont volontiers tendu la main aux Libyens, et ce en dépit de la rapide détérioration des conditions socio-économiques que la Tunisie subissait du fait de sa propre révolution. D’un autre côté, et malgré les richesses en hydrocarbures, la Libye a le devoir de concentrer tous ses efforts sur la situation tragique héritée du régime de Kadhafi, en particulier dans certaines régions délaissées qui sont plus que jamais minées par la pauvreté et la misère. De plus, certains pourraient ajouter que le manque de vision stratégique sur le plan économique dont fait preuve le gouvernement tunisien n’en fait pas le candidat idéal pour gérer de manière éclairée et responsable un tel montant… Mais devrions-nous, Tunisiens, cracher dans la soupe ? C’est à la Libye seule de décider si elle veut ou non nous apporter son soutien. Néanmoins, sensible aux préoccupations du peuple libyen, je ne pense pas que cette «enveloppe» soit la solution la plus appropriée d’aider la Tunisie sans causer de préjudice à la Libye.
La Tunisie souffre actuellement d’une diminution inédite des investissements étrangers, à cause de l’instabilité et du manque de leadership qui caractérisent l’attitude du gouvernement, lequel s’est révélé incapable de résoudre la question du chômage des jeunes, notamment dans le Sud du pays. De ce point de vue, une enveloppe d’aide au développement d’un montant de 200 millions de Dinars peut paraitre plus providentielle que jamais. Pourtant, la solidarité planifiée par les États n’est pas la manière appropriée de résoudre les problèmes que la Tunisie rencontre en cette période. La Tunisie n’a pas besoin d’une opération de sauvetage. Elle doit s’emparer des opportunités économiques qui se présentent à elle, plutôt que de vivre d’aides consenties à demi-mots et qui seront de toute manière mal gérées.
Comment aider la Tunisie ?
Comment donc aider la Tunisie ? En nous laissant faire ce que nous n’avons cessé de faire depuis des siècles, de manière spontanée et sans l’assistance des États : le commerce. En tentant de peser le pour et le contre à propos de cette aide libyenne, je n’ai pas pu m’empêcher de me souvenir de l’une des circonstances, certes méconnue, qui a contribué à la révolution tunisienne en appauvrissant davantage les populations du Sud : la décision de Kadhafi d’imposer une taxe importante sur les mouvements de biens et de marchandises à travers la frontière tuniso-libyenne. Cette situation a favorisé l’agitation sociale dans la région. Par la suite, de véritables émeutes ont éclaté lorsque Kadhafi a décidé de fermer totalement le passage.
On rapporte que plus de 10% de la population tunisienne vivent du commerce entre les deux pays. C’est ce commerce transfrontalier qui a littéralement permis au Sud de la Tunisie de se construire et de se développer. Des villes comme Ben Guerdane, qui est devenue un carrefour commercial, en sont l’exemple parfait. Une longue histoire d’échanges commerciaux unit les deux pays, et il ne faut pas oublier que la Tunisie fut l’un des premiers pays à soutenir la levée des sanctions économiques contre la Libye par l’ONU en 2003. Et malgré tous les obstacles réglementaires imposés par les gouvernements, Tunisiens et Libyens ont réussi à construire l’une des relations commerciales les plus dynamiques dans ce contexte d’échec du processus d’intégration économique du Maghreb [1].
La meilleure manière pour nos économies de nos deux pays de s’aider mutuellement consisterait à ouvrir nos frontières, en facilitant les investissements de part et d’autre, en assurant la libre-circulation des marchandises et en garantissant la liberté de circulation pour les Tunisiens et les Libyens. Les relations de peuple à peuple portent en elles les fruits d’une meilleure compréhension mutuelle, laquelle nous mènera vers une solidarité authentique.
Comme moi, de nombreux Tunisiens croient fermement au succès futur de la transition libyenne, de même que nous croyons en notre propre capacité à faire face aux défis qui nous attendent. Mais, ensemble, nous pouvons atteindre un niveau extraordinaire de dynamisme économique, d’échanges culturels et de compréhension mutuelle, à la simple condition que nos gouvernements novices ne nous barrent pas la route. Qu’ils s’occupent des «détails techniques», pendant que nous prenons en main notre destinée commune en saisissant cette opportunité historique de construire ensemble ce à quoi les États ont constamment échoué : un Maghreb ouvert.
[1] Après l’Union Européenne, la Libye était le premier partenaire commercial de la Tunisie en 2010.