Un événement majeur a eu lieu pendant le mois de septembre 2012, dont l’impact sur les esprits a été assez significatif à voir les manchettes que lui ont consacrées les grands journaux européens : c’est la décision prise le 12 septembre par la Cour Constitutionnelle allemande de donner son feu vert au lancement du Mécanisme Européen de Stabilité (MES) doté de 500 milliards d’euros, à condition que le Parlement allemand (Bundestag) avalise les dépenses engagées au-delà de 190 milliards, ce montant configurant la limite à ne pas dépasser, selon les Allemands.
Lorsque le pessimisme recule, l’optimisme n’est pas loin…
Pour mesurer l’importance du vote de la Cour allemande, il faut se souvenir de deux choses :
l’Allemagne est la première puissance économique de la zone euro et, à ce titre, son refus d’appuyer tout projet de mutualisation des déficits accumulés par d’autres pays européens confinés presque tous dans le sud du continent contrarie toute possibilité de sauvetage de l’euro, la monnaie unique étant le ciment de la politique monétaire de l’Union européenne, pour une quinzaine d’États sur 27 ;
l’affrontement entre deux conceptions de la démocratie, celle des Français et celle des Allemands. «Les Français invoquent le primat du politique et des peuples souverains. Historiquement, ils n’ont de cesse de dénoncer le gouvernement des juges et n’ont jamais accepté complètement l’indépendance de la Banque centrale. Outre-Rhin, c’est l’analyse contraire qui prévaut. Instruits par les catastrophes du XXe siècle, les Allemands ont appris à se méfier du politique.» (Le Monde du 13 septembre 2012) Ces positions antinomiques ont empoisonné un temps le climat des débats au sein des instances de l’Union et, face aux menaces de banqueroute financière qui pesaient sur des pays tels la Grèce, l’Espagne, l’Italie ou le Portugal, l’Allemagne faisait faux bond en renâclant pour participer avec les autres au plan de sauvetage de ceux des pays rangés par les Anglo-Saxons (Allemands et Anglais) sous la bannière peu flatteuse des «canards boiteux». L’issue de l’élection présidentielle en France a eu l’heur de raviver un moment la tension entre Paris et Berlin tant le gouvernement d’Angela Merkel qui craignait que sa base partisane où l’on dénombre quelques têtes de turcs eurosceptiques ne se rebiffe et ne lui fasse perdre des voix aux législatives qui se profilent à l’horizon, se braquait terriblement. Et devant l’insistance d’un François Hollande gonflé à bloc par l’idée que son projet de mutualisation des dettes des pays de la zone euro a fait du chemin, les Cassandre n’ont pas manqué de jaser. Beaucoup ont même poussé le bouchon trop loin en imaginant une Europe en train d’amorcer une courbe rentrante vers le sous-développement.
Et voilà ! La Cour Constitutionnelle tire la chancelière Angela Merkel d’embarras en dépit des ricanements du patron de la Banque centrale allemande (Bundesbank), quitte à effaroucher une opinion publique pour laquelle l’Allemagne paie trop alors que les pays assistés ressemblent plutôt à des tonneaux des Danaïdes.
Dans cette conjoncture malaisée pour ceux qui s’agrippent à des positions idéologiques du genre «Personne ne peut payer pour les autres !», il y en a d’autres qui boivent du petit lait. Parmi ceux-ci, on trouve l’Espagne qui donne des gages pour le respect des engagements pris dans le cadre du Mécanisme Européen de Stabilité. On épingle le cas de M. Draghi, Président de la Banque Centrale Européenne (BCE) qui trouve dans le coup de pouce des magistrats allemands une manière d’ironie. En effet, cette institution qui joue à ce jour un rôle central dans la vie publique allemande a été imposée par les alliés après leur victoire, précisément pour servir de contrepoids supplémentaire. Donner plus de poids à des juges qui deviennent les piliers du fonctionnement des États au grand dam des politiques, voilà qui correspond à une manière de laisser la bride sur le cou des forces de marché, c’est-à-dire à des organismes ou systèmes qui, au nom de la démocratie, échappent aux États, à leurs droits régaliens de régularisation dans le but de réduire les inégalités et d’organiser une plus grande solidarité. Or, le fait pour la Cour Constitutionnelle de débouter des particuliers qui ont porté plainte (un député et des associations qui ont réuni 37.000 signatures) en faveur du gouvernement allemand et de sa majorité au Parlement, constitue un tournant dans l’approche du rôle de l'État et des limites du démocratisme. L’État allemand est ainsi conforté dans son rôle régalien, et c’est tant mieux pour l’euro…
Néanmoins, le scepticisme n’est pas mort, et cela se lit bien dans ces interrogations du Professeur Daniel Cohen de l’École normale supérieure et Directeur du Centre pour la Recherche Économique et ses Application à Paris (CEPREMAP). «Les remèdes à la crise européenne sont parfaitement connus : permettre à la Banque de jouer son rôle de prêteur du dernier ressort. Mais la politique bloque. Les pionniers de la construction européenne ont pensé que l’intégration économique mènerait à l’intégration politique. Ils se sont trompés. Les Allemands ne veulent pas payer pour les Grecs ou les Espagnols. L’idée que ces pays sont des frères infortunés ne les effleure pas. L’intégration économique n’a pas créé de citoyenneté politique.»
Il est évident que, malgré une certaine volonté politique allemande exprimée par les socio-démocrates par l’acceptation du Mécanisme Européen de Stabilité (MES), les préalables pour la construction d’une Europe politique ne se trouvaient pas dans le parti pris d’une unification par les marchés. La mondialisation dont les marchés sont aujourd’hui les composants économiques ne se réalise pas au niveau politique. Il est toujours plus facile, pour les marchandises, de circuler que, pour les hommes, de passer les frontières. M. Barroso peut appeler les Européens à évoluer vers les États-Nations, il restera toujours que les forces politiques de ces Nations transcendent les égoïsmes nationaux et acceptent un changement fondamental, celui de la prise de conscience d’une communauté de destin. Et cela est sans doute un vaste programme, comme le dirait le Général de Gaulle avec sa légendaire ironie.