Quelque part entre la ville de Matadi et celle de Boma dans la province du Bas-Congo en République démocratique du Congo (R.D.C.), un écriteau est placardé sur un pan de mur extérieur d’un cimetière : «Vous qui prenez ce chemin, ne soyez pas indifférent à notre sort. Sachez qu’il y a peu nous étions à votre place. Bientôt vous serez ici et regarderez à votre tour les autres passer.»
Les auteurs de cette sagesse sont inconnus mais on peut penser qu’un village des environs y est pour quelque chose. L’écrit est, en effet, dans la langue locale, le Kikongo.
En décryptant soigneusement le message, une évidence crève les yeux, comme c’est toujours le cas lorsque l’être humain est confronté à ce qu’il ne comprend pas. Que par exemple, il est plus facile de passer de vie à trépas que de poster une lettre à la poste.
Le problème de la finitude de l’homme est bien compris des Africains depuis la nuit des temps, comme le montrent les villageois congolais cités plus haut. Ce n’est pas le cas dans une frange importante des populations du monde industrialisé qui sont largement conditionnées par les idées libérales, dites des « Lumières », elles-mêmes générées par les mutations socio- économiques. Celles-ci sont liées aux inventions et découvertes scientifico-technologiques qui ont bouleversé les modes de vie et les systèmes de pensée ancestraux dans cette région du monde plus que dans d’autres. En Afrique particulièrement, la religion animiste bien que bousculée au contact du rouleau compresseur de l’acculturation dont le christianisme témoigne de sa force corrosive, sort timidement la tête de l’eau tout en marquant une grande présence en milieux ruraux. Même si les changements structurels en Afrique ont fait évoluer les moeurs et les ont mis à la sauce de la société de consommation, l’homme africain garde une mentalité qui ne se ferme pas systématiquement aux grandes valeurs spirituelles.
Conscient de la suprématie de l’esprit sur la matière, il fait de la solidarité une valeur sociale de premier plan en sachant bien que la vie individuelle s’insère naturellement dans la longue chaine de l’humanité. L’homme seul peut mourir, et non pas sa société (famille, clan ou tribu). La cosmogonie africaine montre bien, au travers des rites de passage effectués même de nos jours, certaines réalités sous-jacentes aux valeurs supérieures qui consacrent l’être par rapport à l’avoir. C’est sans doute en Afrique que le projet éminemment culturel de la solidarité rencontre sa signification profonde. Aristote disait déjà que l’homme est un animal social. Aujourd’hui, nous dirions : nul ne peut s’isoler indéfiniment ou encore, «Nul ne peut se suffire à luimême ».
La solidarité une exigence fondamentale
Pendant des siècles, l’humanité a vécu cette relation à l’autre comme une exigence fondamentale mâtinée ici et là de références religieuses. En Europe occidentale cependant, les grandes idées philosophiques sont venues bousculer l’ordre moral et, dès la renaissance, accélérer l’effritement des solidarités sociales. Le début du XIXe siècle et la première moitié du XXe siècle ont contribué à éloigner de l’existence quotidienne les habitudes d’antan qui fleurissaient sur le socle de la religion commune. L’organisation sociale qui s’animait autour de l’axe maire, curé et instituteur, en même temps que les liens resserrés des gens vivant dans un espace restreint, s’est progressivement désintégrée au profit de grands ensembles dominés par l’idéologie du «chacun pour soi», c’est-à-dire du profit personnel. De nos jours, les choses se sont corsées davantage dans ce registre. La force de l’individualisme est tel que le phénomène de la violence contre les personnes se répand dans le métro et les trottoirs de Paris, Bruxelles ou Londres sans que les gens se dérangent pour intervenir. De plus, le nombre de personnes mortes de froid en hiver parce qu’elles n’ont pas de toit augmente d’année en année, et ce n’est pas seulement le fait de la crise qui est du reste plus une crise morale que simplement économique.
Ce trait est souligné par des faits qui relèvent plus de l’agir des hommes que d’un déterminisme quelconque. Une enquête du journal «Le Monde» du 5 décembre 2011 en donne une idée assez précise : «Pour ne pas payer les dettes de leurs parents décédés, de plus en plus de Français renoncent à leur héritage. Le nombre de refus a augmenté de 33,5 % depuis 2004. Avec la crise, l’année 2011 devrait battre tous les records. En cause, l’endettement croissant des personnes âgées, parfois contraintes de vivre à crédit». Ce peut être là un refus dicté par la situation de l’héritier potentiel face à des charges qui seront plus lourdes à porter au regard des dispositions de la loi sur les successions en France. En revanche, cette attitude est moins compréhensible lorsque «beaucoup d’héritiers n’attendent pas l’inventaire de la succession pour prendre leurs décisions ». Au-delà de l’approche juridique de la succession, en tout cas, «refuser son héritage, c’est comme si on tirait un trait sur tout lien familial», conclut le journal.
De toute façon, la société occidentale est formatée par les philosophies, et les doctrines religieuses ne sont pas en reste, elles qui font de l’individu le centre de l’univers, ne s’efforçant pas de se débarrasser de l’affect «Moi», dont Blaise Pascal (savant et philosophe français du 17e siècle) disait qu’il était haïssable, ni de l’Européo-centrisme qui est constitué intrinsèquement du refus des différences. La solidarité se limite à ceux qu’on fréquente (encore s’il ne faut pas réduire cette relation au triptyque Père, Mère et Enfant – la famille c’est ça et rien de plus).
«A l’heure du triomphe de l’individualisme, vivre ensemble, loin d’être une évidence, apparait souvent comme un casse-tête. Or dès lors que les enjeux collectifs deviennent illisibles, il faut les repenser».
Cette exacerbation de l’individualisme a des effets induits dans les crises que le monde traverse lorsque l’égoïsme des puissants ne les étouffe pas et les fait s’enfermer dans des logiques prédatrices. Une des manettes de cette machinerie capitaliste est le refus voilé ou visible de promouvoir concrètement le «vivre ensemble».Et pourtant, il semble aujourd’hui que dans « un monde sans frontières, ouvert à tous les échanges, les métissages ou les cohabitations, il devient impossible d’esquiver la question des différences». C’est ce qu’écrit le grand écrivain français Roger-Pol Droit dans l’introduction aux contributions d’intellectuels réunis pour un colloque à Paris dont le journal «Le Monde» fait état dans son édition du 1er décembre 2011. La réflexion de fond qui porte sur «le vivre ensemble» ou l’apprentissage de la coexistence tombe bien à propos. La crise fait apparaitre plus nettement qu’auparavant les réalités d’un monde qui est désormais un grand village avec le chevauchement qu’on imagine des situations qui se ressemblent d’un continent à l’autre, ainsi que la mise en perspective de nouvelles hiérarchies sur les cendres de l’ancienne division internationale du travail .
Par exemple, les pays dits émergents tels que la Chine, l’Inde, le Brésil et l’Afrique du Sud que la sémantique économiste rangeait au placard des États appelés ‘Tiers-Monde’ exportent à l’heure actuelle leurs productions à haute valeur ajoutée vers les anciens monopoles, pourvoyeurs des produits manufacturés, lesquels se situent presque tous dans l’hémisphère nord. Ces anciens «damnés de la terre», selon le titre d’un célèbre ouvrage de Franz Fanon, en retirent leur insolente prospérité financière. L’Afrique s’incruste petit à petit dans ce sillage, elle qui affiche en certains endroits un taux de croissance de 7%, grâce à une conjoncture favorisée par le haut niveau du cours de ses matières premières boosté par la demande boulimique, notamment de la Chine. Il faut compter aussi avec l’amélioration de la gouvernance dans une bonne partie du continent. Ainsi donc, les économies des Nations dont on ne concevait la présence qu’en termes de locomotives de la planète sont sujettes elles aussi à des épreuves qui font qu’en l’occurrence la solidarité n’est pas de trop. Face à la quasi -faillite de la Grèce, aux dettes abyssales de l’Italie, de la France etc., la pauvreté a changé de cible. Les «nouveaux riches» des pays du Sud peuvent toujours délester de quelques milliards d’euros leurs fabuleuses réserves. Ils ne doivent pas s’y refuser, solidarité oblige.