« Il ya quelque chose de pourri au royaume du Danemark » (Hamlet – Shakespeare). En fait, aujourd’hui, ce sont toutes les grandes régions du monde qui sentent mauvais. De l’Europe à l’Asie et des Etats-Unis au Moyen et au Proche Orient, l’horloge géopolitique ou géostratégique est déréglée. En y réfléchissant, une constante se dégage : le socle des valeurs sur lesquelles se sont construites les civilisations se délitent. Les hommes ont cru, un peu vite, être devenus les maîtres de leur destin. La sève maligne, c'està- dire l’orgueil et la démesure, est la même que celle qui poussa Prométhée à se croire l’égal de Zeus, à penser que la révolte fut la mesure de toute chose. Une quête permanente du chaos. La Grèce qui a inventé Prométhée sait ce qu’il coûte de courir après plusieurs lièvres à la fois, notamment de se mettre au-dessus de toute règle et de ne plus accepter ses limites. Elle qui, par l’isonomie (le règne de la loi), a érigé l’ordre moral en principe régulateur de la vie de sa Cité (Athènes).
Les évolutions que connut la Grèce depuis très longtemps, de l’occupation ottomane en passant par celle des armées fascistes jusqu’au putsch des colonels, ont accompagné négativement ce pays auquel l’Europe doit, avec le christianisme, sa civilisation et sa culture, en affaiblissant ses capacités d’adaptation à la gestion moderne de son administration et de son économie. L’adhésion à l’Union européenne et à la zone euro qui aurait dû être un puissant adjuvant pour son intégration n’y a pas tout à fait joué son rôle. Pourquoi ? De puissants freins psycho-sociaux opèrent et prennent l’Etat à la gorge par exemple en termes de politique fiscale et de contrôle administratif : un certain clientélisme entretenu par la corruption bloque toute velléité d’assainissement. Mais la Grèce n’est pas la seule dans l’UE à naviguer dans cet océan de gabegies, à savoir le peu d’encadrement des déficits qui s’accumulent, favorisés par le double effet des dépenses difficilement compressibles de l’État providence et des recettes insuffisantes. La France qui, depuis 10 ans, a accumulé les déficits qu’elle n’a pas contrebalancés, surtout les quatre dernières années, par une fiscalité judicieuse, n’est certes pas au niveau de la Grèce mais si rien ne change, cela ne va pas tarder, à moins qu’elle ne regagne ici et là la confiance des marchés. On sait que son triple « A » a été écorné par les agences de notation, une engeance de cerbères du système capitalisme. A sa suite une flopée des pays du sud : l’Italie, l’Espagne et le Portugal. Quant à la Grèce, elle est portée à bout de bras par une Europe qui panique au sujet d’un possible effet de dominos en cas d’un éventuel effondrement de son économie.
A toutes fins utiles, il faut souligner que, lors du sommet des chefs d’État et de Gouvernement de la zone euro tenu vers la fin octobre 2011 à Bruxelles, les responsables sont parvenus à exorciser provisoirement la grande peur de leur vie, en se mettant d’accord sur la réduction de la dette grecque de 50 %, l’autre moitié ayant été laissée à charge des banques qui ont à leur tour obtenu des garanties fermes des politiques. Et pourtant, l’équation n’est pas simple. D’où viendra l’argent qui sera remboursé aux banques dont le renflouement explique dans une large mesure les dépassements et les écarts budgétaires des États y compris les plus sains, à l’instar de l’Allemagne ? La vision un peu doloriste des grands pays européens qui, lors de ces négociations, visent la réduction des dépenses et l’accroissement des prélèvements taxatoires plutôt que la relance économique par la demande de consommation et la création de nouveaux emplois, autorise de sérieuses réserves.
Alors où va l’UE ? Où va la monnaie unique dont l’élimination, n’en déplaise aux eurosceptiques, entrainera de l’avis de tous les experts, de graves difficultés économiques avec, au bout du compte, une explosion sociale majeure pouvant conduire à une guerre en Europe ?
Aussi certains analystes se risquent-ils déjà à penser à une crise de civilisation. La dimension de la mondialisation y serait pour quelque chose tandis que les vertus de ce phénomène sont contrariées par les grands pays émergents qui en ont le plus bénéficié. La Chine, en l’occurrence, est accusée de protectionnisme par l’ensemble du monde occidental, Etats-Unis en tête. Non seulement elle ferait du dumping en sous-évaluant sa monnaie nationale, le yuan, mais aussi elle n’ouvre que parcimonieusement son marché à la concurrence étrangère, crucifiant pour le coup les espoirs immenses placés en elle compte tenu de la croissance exponentielle de la demande en produits manufacturés et de luxe de la part d’un milliard de personnes.
A cet égard, une chose est certaine : le malaise stigmatisé par les « indignés » postule une vision du monde brouillée. L’analyse d’une des éditorialistes du journal « Le Monde », Sylvie Kauffmann, est explicite dans ce sens : « Même si cette indignation, peut varier dans ses objectifs », dit-elle, « ses acteurs ont le même profil – jeunes de 20 à 30 ans généralement diplômés, en principe les mieux armés dans le monde nouveau – ils utilisent les mêmes technologies et partagent les mêmes frustrations. Ils ne rejettent pas la mondialisation dont ils entrevoient les bénéfices, mais refusent de payer pour la dislocation économique et sociale qu’elle engendre et pour l’incapacité de nos systèmes politiques à la gérer ».
On touche ici au plus grave problème existentiel de notre temps. Epoque ouverte à toutes les connaissances imaginables mais qui chemine dans l’opacité presque totale avec les forces qui ont pour nom les marchés. Une espèce de Raminagrobis face auquel les plus grandes armées du monde, y compris celles des États- Unis et de la Chine, sont impuissantes.
Gageons que la décennie qui se profile fasse de tous les hommes de bonne volonté des « indignés » pour extirper de nos vies « La Bête ». Vaste programme !