C'est sûrement là une première : trois ministres belges se retrouvant au même moment au même endroit en République démocratique du Congo, et en séjour officiel. Mais si l'on est en droit de s'interroger sur ce qui fait ainsi courir les Belges vers leur ancienne colonie, on retiendra surtout que cette visite, loin de contribuer à raffermir les relations bilatérales, aura au contraire enclenché la crise la plus aiguë entre Kinshasa et Bruxelles sous l'ère Kabila. Ambiance.
Ce n'est nullement un scoop. A l'époque de l'ancien président Mobutu Sese Seko, la Belgique et le Zaïre avaient vécu des crises en cascade, sans toutefois se ressembler. Mais aujourd'hui, les temps ont radicalement changé, surtout avec la multipolarisation des puissances consécutive à la mondialisation et à l'émergence de nouveaux pays.Tout avait commencé avec la visite, du 16 au 23 avril, du ministre belge de la Défense Pieter De Crem, qui a réussi un marathon sans précédent, passant en deux jours ou presque, de jeudi à samedi, de Kinshasa où il avait signé avec son homologue Tchikez Diemu un Arrangement technique en matière de formation, dont celle d'un bataillon de génie et d'une unité d'intervention rapide, à Lubumbashi pour une visite de courtoisie au Gouverneur Moïse Katumbi, ensuite à l'Académie militaire de Kananga qui reçoit une assistance logistique d'un détachement belge basé sur place et enfin à Kalemie où le contingent béninois de l'ONU reçoit un appui technique de Bruxelles et où la Force navale congolaise bénéficie d'un lot important de matériel cédé par l'armée belge.Pieter De Crem, qui était à son premier séjour congolais, a été rejoint le dimanche 20 par Karel de Gucht des Affaires étrangères et Charles Michel de la Coopération, soit au total deux Flamands et un Wallon, n'ayant vraisemblablement pas la même approche vis-à-vis du partenaire africain. Même si dans tous les discours on prétendra que le Gouvernement belge veut désormais emboucher le même saxophone, du côté francophone on se confinera aux accessoires, telle la décoration de l'abbé Malu-Malu de la Croix de Léopold pour sa direction des élections, alors que De Crem, en nouveau venu sur ce terrain miné, poursuivra son atterrissage en douceur pour éviter de blesser d'emblée les susceptibilités. La sale besogne incombera ainsi à De Gucht.
Le décor planté pour un discours musclé
Nous sommes le lundi matin. Le président Joseph Kabila, rentré de Washington la veille, devait recevoir le trio à 11 heures. Un point de presse est aussi prévu au sortir de l'audience avec la presse locale et celle venue de Bruxelles. Remous à l'hôtel Memling où les délégations ont pris leurs quartiers généraux. On ne sait pas si les Belges seront reçus. En tout cas l'heure est repoussée. On voit débarquer le ministre congolais Chikez, devant harmoniser les agendas, pour calmer les esprits. Puis, à l'heure de la rencontre avec la presse, deux ministres seulement sont sur le podium. Joseph Kabila avait décidé de s'entretenir avec le seul nouveau. De Crem est donc absent des lieux. Il est reçu pendant près de trois quarts d'heure. Le point de presse avait perdu de son importance. C'est alors que De Gucht et Charles Michel seront priés de rejoindre le Palais de la Nation où bivouaquait déjà De Crem, pour une audience commune, qui ne durera que 20 minutes. Ce sera le comble. Le soir, une réception est programmée dans la résidence de l'ambassadeur de Belgique, non loin du Grand Hôtel de Kinshasa. Tout ce qui compte dans la capitale congolaise est présent, autour du champagne et de la bière locale qui coulent à flots. Puis, De Crem fait ses civilités, suivi de Charles Michel qui décore le président de la CEI. Enfin vient le tour de De Gucht qui sort de sa mallette un discours apprêté d'avance. L'entourage nous confiera que si les ministres avaient été correctement reçus, il aurait remanié son texte. Ce n'était pas le cas.
« Le Congo a tous les atouts pour devenir un pays prospère, capable de réaliser en toute autonomie »
Après les formalités d'usage, Karel de Gucht veut éventrer le boa. Et il n'y va pas de main morte. « Vous savez que je n'ai pas l'habitude de mâcher mes mots », prévient-il avant d'expliquer que « d'abord parce que tous ces efforts nous donnent le droit de dire ce que nous pensons ». Allusion à l'accompagnement de la Belgique aux efforts de pacification et dans le processus de démocratisation. Pour le ministre belge des Affaires étrangères, « le Congo est riche en ressources humaines et naturelles. Jusqu'à présent, celles-ci ont été trop souvent un facteur d'instabilité, de violence et de corruption. Il faut arriver à canaliser toute cette richesse au bénéfice de l'Etat et du bien-être général. Vous savez l'importance que j'attache à l'exploitation transparente des fabuleuses ressources minières du Congo. En plus de cela, certains experts agricoles estiment que la RDC serait capable de nourrir deux milliards de personnes dans des conditions d'exploitation optimale ». Et d'ajouter : « Le Congo a tous les atouts pour devenir un pays prospère, capable de réaliser en toute autonomie ses propres objectifs. C'est cela la souveraineté ».
L'ombre des contrats passés avec les Chinois ?
Le ministre belge voudrait aussi que les autorités congolaises mettent fin à la gangrène de la corruption qui freine le développement de ce pays. Pour lui, il faut « désormais résolument donner la priorité à la lutte contre la corruption, l'amélioration de la gestion, la planification, la transparence, la sécurité juridique, la promotion de l'Etat de droit, le renforcement des institutions ». Et de préciser : « C'est possible maintenant plus d'un an après la mise en place des institutions démocratiques ». A son avis, « ceci signifie s'attaquer aux privilèges fabuleux de certains. Il faut s'attendre à une farouche résistance de tous ceux qui n'hésitent pas à sacrifier le bien-être de la population pour leur enrichissement personnel. Ce combat n'est possible qu'avec la pleine adhésion de nos interlocuteurs congolais, adhésion qui doit maintenant se manifester clairement en paroles et en actes. Toute coopération qui ne serait pas basée sur ce principe risque fort de n'être qu'un emplâtre sur une jambe de bois ». C'était sûrement ce côté sensible du voile qui a fâché les apparatchiks, décidés de s'accrocher mordicus aux avantages que leur accorde le laxisme du système en place.
« Les relations de maître à esclave, c'est fini »
Comme l'avait si bien pensé Karel de Gucht, la « farouche résistance » évoquée ne s'est pas fait attendre. Par presse interposée, à savoir une interview au journal Le Soir, le président Joseph Kabila, en personne, usera de la même fermeté : « Les relations de maître à esclave, c'est fini », répondra-t-il en substance, un peu la réponse du berger à la bergère. « La RDC est un pays souverain et libre de ses choix », tiendra-t-il aussi à préciser. Il va d'ailleurs être conforté dans cette voie par la vive réaction suscitée au Parlement belge, qui condamne la dérive de la mission.Mais pour les observateurs avertis, le tableau tel que dépeint par l'émissaire belge représente bien la réalité du terrain. En effet, face à la misère la plus noire de la population, matérialisée d'ailleurs par une capitale d'une saleté repoussante, partout à travers la ville fleurissent des bâtisses d'une telle insolence qu'elles narguent la population, sans compter le nombre de limousines à se croire aux Emirats Arabes. Comble de paradoxe, seuls 3 % de cette population a accès à l'électricité, alors même que le pays dispose du barrage parmi les plus grands du monde ainsi que des richesses minières les plus scandaleuses de la planète.Mais la Belgique a-t-elle encore le moindre moyen de coercition ?
Mais de quel pouvoir de coercition dispose encore la Belgique, après une présence dans ce pays, qui est en réalité une terrible arnaque pour les Congolais, de 1885 à aujourd'hui, soit plus d'un siècle, sinon marqué par une exploitation éhontée, sans développer une seule infrastructure pour les habitants. Tout avait été conçu exclusivement pour l'évacuation des matières premières vers Anvers : Une route Kinshasa-Matadi d'une chaussée, de surcroît suffisamment étroite, un chemin de fer d'une seule voie, un port de Matadi ridicule de dimensions, une « ville » à Kinshasa réservée aux Blancs avec toutes les commodités et une « cité » pour les Noirs, confinés dans une exiguïté frisant la détention, pour ne citer que ces cas flagrants. Une réalité dont certains naïfs et ceux qui ont l'esprit un peu lent commencent à se rendre compte avec le recul. Les mêmes qui donnent raison quelque part à De Gucht en croyant qu'on peut s'amuser et piocher dans les caisses de l'Etat en toute impunité. Pour ces « nouveaux riches », la population n'a qu'à attendre les Belges et les fameux « bailleurs des fonds » pour développer le pays. Si il est vrai que l'Afrique doit s'affranchir des relations empreintes de néo-colonialisme et privilégier des rapports adultes, ses dirigeants ne doivent par non plus ignorer qu'à l'heure de la mondialisation, la bonne gouvernance et, sûrement, la mise en place de stratégies nouvelles et cohérentes doivent prévaloir afin de s'aligner en ordre utile sur la trajectoire irréversible des intégrations. Ne pas réussir à conjuguer potentialités avec envol serait un gâchis coupable. Il s'agit bien là d'une urgence.