Il existe une littérature universitaire considérable sur les liens entre genre et paix, mais les expériences vécues par les femmes qui bâtissent la paix ne sont pas bien analysées. Pour mieux comprendre cela, j’ai étudié les activités des femmes au Kenya en faveur de la paix. En ce sens, j’ai interviewé 57 femmes de six communautés touchées par la violence. Elles étaient toutes des survivantes des violences qui ont éclaté dans le pays après les élections de 2007. J’ai également réalisé des focus groups pour savoir quelles activités de paix elles avaient organisées avant le scrutin de 2017 au Kenya.
Le constat est que les femmes étaient principalement venues pour participer à la consolidation de la paix parce qu’elles avaient survécu elles-mêmes des violences dans leurs communautés. Les personnes interrogées ont souligné les effets particuliers des conflits sur les femmes. Une d’entre elles a déclaré : « Les femmes sont celles qui portent le fardeau de la guerre et luttent donc pour la paix ». Elles ont lancé diverses activités efficaces de consolidation de la paix, y compris des dialogues de paix qui leur ont permis de détecter rapidement les tensions au sein de la communauté, d’engager des initiatives de médiation et d’autonomisation économique qu’elles ont vécues comme des moyens de transformation et de renforcement de leur pouvoir.
Les Kenyans subissent régulièrement des violences politiques, souvent accompagnées de violations flagrantes des droits de l’homme, plus généralement autour des élections. La violence politique au Kenya est provoquée par des conflits et des injustices de longue date concernant la terre, la corruption et la répartition inégale des ressources. Ainsi, en 2007/2008, plus de 1 000 personnes ont été tuées, 660 000 personnes ont été déplacées, et 40 000 ont été victimes de violences sexistes. Dix ans plus tard, le pays a connu une élection serrée mais relativement pacifique. Mon étude a révélé que les femmes ayant survécu à la violence avaient participé à plusieurs activités de consolidation de la paix au sein de leurs communautés à l’approche des élections en vue de la diffusion de la paix :
— Les femmes ont organisé des initiatives informelles pour assurer un suivi et une alerte rapide par le biais de dialogues de paix entre communautés ethniques. Une mère de cinq enfants qui a perdu son mari dans des violences post électorales, par exemple, a réuni des veuves de toutes les communautés ethniques. L’objectif était de déceler rapidement les tensions dans la communauté et de promouvoir les avantages de la paix pour la communauté.
— Les femmes engagées dans des mariages interethniques ont pu devenir des médiatrices dans les communautés de leurs maris. Certaines activités de médiation et de formation ont été entreprises par des organisations communautaires avec le financement de donateurs. Cependant, ce type de soutien n’était pas disponible dans toutes les communautés touchées par la violence. Au-delà de ce travail, les femmes ont partagé leurs expériences de médiation de manière très directe et physique. Selon l’une d’entre elles : « J’ai parlé aux hommes pour qu’ils cessent de se battre, d’arrêter de brûler des maisons. Durant cette période, je me suis retrouvée en bâtisseuse de paix et la communauté m’écoutait ».
— Les femmes ont contribué à l’autonomisation économique via l’épargne et l’investissement dans des groupes de micro-épargne. Ces groupes ont également servi d’espaces de rencontre et de dialogue dans lesquels la paix pouvait être discutée.
La plupart de leurs activités étaient autofinancées, informelles et dirigées par des survivantes de violences. Avec peu ou pas de financement extérieur pour le travail de paix, les femmes ont utilisé leurs rôles sociaux et leurs réseaux pour promouvoir la paix, notamment en initiant un dialogue interethnique au sein de communautés divisées. Ce type de travail pour la paix au niveau local est parfois considéré comme peu efficace et non transformateur, mais mes recherches ont montré que les diverses activités des femmes favorisaient leur autonomisation et contribuaient également à transformer la dynamique des communautés pour le meilleur.
Ainsi, mon étude montre que à l’instar des femmes que j’ai interrogées au Kenya, les femmes qui participent à la consolidation de la paix devraient structurer davantage leur propre engagement. Ceci est important parce que les conflits affectent différemment les femmes et les hommes, les filles et les garçons. Les stéréotypes de genre persistent en matière de construction de la paix : les femmes sont souvent décrites comme étant fondamentalement douées pour la construction de la paix ou intéressées par celle-ci en raison de leurs rôles sociaux en tant que mères et dispensatrices de soins. Mais mes recherches montrent que les femmes sont capables de briser ces stéréotypes et de devenir des agents efficaces dans leur quête de la paix. Elles réussissent magnifiquement leur mission. Cependant, de nombreuses contraintes limitent encore le rôle des femmes en matière de consolidation de la paix, notamment la pauvreté, les divisions ethniques, les cultures, et les fortes valeurs patriarcales. L’accent mis sur la consolidation de la paix au niveau communautaire ne signifie pas que leur rôle doit être négligé aux niveaux national et international. Néanmoins, des activités telles que celles discutées ici sont essentielles à la consolidation de la paix dans les communautés où elles se déroulent. Les femmes, qui sont souvent les premières victimes dans les conflits, ont tout intérêt de prendre en main elles-mêmes la mission de pacifier !