En Afrique, c’est bien connu, les hommes politiques ne supportent pas la critique. Mais ne sont-ils pas à l’image des sociétés africaines elles-mêmes dans lesquelles les us et coutumes, les croyances, les traditions, le système social, etc. font l’objet de la part du corps social d’un respect absolu et d’une obéissance aveugle ? De générations en générations, les valeurs et pratiques traditionnelles sont reproduites à l’identique. On ne va pas du Même à l’Autre, mais du Même au Même. Dans ce système, il est donc clair que les idées, les techniques, les pratiques, les valeurs, etc. n’évoluent pas, ne progressent pas. L’histoire, alors, ne souffre d’aucune discontinuité positive, et le temps lui-même, dans nos sociétés, paraît figé, immobile, vu qu’il n’y a aucune nécessité de se presser pour faire advenir quelque chose de nouveau !
Ce principe caractéristique de nos sociétés traditionnelles est malheureusement exploité par nos politiques pour répondre à des exigences modernes, qui elles, reposent pourtant sur un principe fondamental : la critique.
La critique traverse de part en part l’histoire de l’Europe. Cette culture à laquelle nous appartenons désormais aussi repose sur trois grands piliers : l’Antiquité grecque, la tradition chrétienne des Évangiles au Moyen Âge et les « Lumières » au XVIIIe siècle. La critique est née dans les cités grecques antiques aux environs du VIe siècle avant Jésus-Christ avec le développement de la philosophie. La philosophie, en effet, dans son essence même, n’est-elle pas activité critique ? Quant au christianisme qui constitue l’âme de l’Europe, il est certes fondé sur la révélation et relève de la foi, mais il n’a pas échappé à l’exercice critique (comme en témoignent les différents Conciles) qui a porté pratiquement sur chaque élément de l’orthodoxie chrétienne (la nature du christ, la trinité, la grâce, etc., sans oublier que cette critique interne entraînera la rupture entre catholiques et protestants). Enfin, les penseurs des « Lumières », de disciplines et d’horizons divers, n’ont-ils pas fait de cette période une révolution intellectuelle essentiellement critique ? Celle-ci a porté sur tous les domaines : l’art, la science, la religion, la politique, l’économie, etc. La raison humaine, proclamée libre et autonome, a ainsi bouleversé dans son exercice critique l’existence humaine, notamment en posant tous les principes qui, jusqu’à aujourd’hui encore déterminent l’essentiel de nos activités. La critique est donc le moteur du développement, du progrès, de l’Histoire, et elle est aussi son âme. Elle peut même paraître parfois excessive et extrême, notamment avec de nombreux penseurs, à l’instar de Kant, Jeremy Bentham, Nietzsche, qui ont remis en cause la plupart des valeurs. Mais c’est à ce prix, et à ce prix seulement qu’une société peut prendre la bonne direction, c’est-à-dire permettre à chacun de pouvoir constamment faire la part des choses : une critique, surtout négative, a pour objectif d’orienter notre action vers le meilleur. Par exemple, à une autre échelle, les pays de l’Europe de l’est (socialistes) qui ont longtemps cultivé la pensée unique ont pris un certain retard sur l’Europe occidentale. Mais après la chute du mur de Berlin et la libération de la pensée, il est indéniable que ce retard est entrain d’être comblé. Cela est valable aussi pour certains pays d’Asie, notamment la Chine, qui s’ouvre inexorablement au monde et à la liberté.
Permettre le libre exercice
Au lieu de cela, dans nos États africains (ils ne sont pas sous-développés par hasard), l’on aime bien perpétuer la tradition locale, celle de la sclérose de l’esprit, plutôt que de permettre le libre exercice de la pensée. Le chef (traditionnel ou moderne) ne doit pas être critiqué. Son pouvoir et son gouvernement non plus. Encore moins la gestion ou les actes qu’il pose. Tout est fait pour que rien de « négatif » ne parvienne à ses oreilles, et ses plus proches conseillers passeront tout au tamis pour extraire les éléments qui révèlent une critique quelconque. De la même manière, les journaux, pour l’essentiel affiliés à des partis, verront tout en rose pour leur leader, la critique n’étant adressée qu’aux autres, et réciproquement. Il y a donc une tolérance zéro pour la critique interne. Au plan politique, cette intolérance vis-à-vis de la liberté de pensée et d’expression, s’est toujours manifestée, quel que soit le pouvoir en place, par la répression des manifestations de l’opposition et par la poursuite judiciaire des journalistes. Toujours dans la même perspective, les clubs de soutien, appelés « suiveurs » par certains, se comptent par centaine (du premier président au dernier) et matérialisent aussi, par leurs pratiques, cette tradition dans laquelle l’on se refuse à toute critique parce que le chef est le chef.
De manière générale, l’absence véritable de critique explique pourquoi dans nos États, il n’y a jamais de bilan. Il n’y a pas non plus de débats sur les questions fondamentales de la société (éducation, santé, emploi, chômage, infrastructures, juste répartition des richesses, etc.). A chaque nouvelle échéance électorale, on reprend exactement les mêmes et on recommence. Les vrais (faux) débats ne concernent que les alliances politiques pour la conquête du « gâteau » à partager : qui doit y avoir accès, combien de candidat il faut pour telle alliance, faut-il même un candidat pour chacun, etc. Ainsi va la tradition locale. La tradition de la non-critique. La tradition de la continuité dans le changement des pouvoirs. La tradition de la répétition cyclique du même.