Lorsque l’on entend les dirigeants européens dans leur ensemble pousser des cris d’orfraie d’une manière ininterrompue face à la hausse continue du chômage (la Belgique et la France sont à épingler dans ce cas), pris de frayeur devant un avenir économique qu’ils croient ne plus maîtriser, on est sidéré par la fragilité psychologique des puissants de ce monde. Deux cas l’ont montré de façon précise.
1. En 2008, les responsables politiques au sein de l’Union européenne découvrent, stupéfaits, le scandale des ‘subprimes’, cette sorte de machination diabolique dont certains parmi les gouvernements conservateurs avaient eux-mêmes préparé la sauce avec laquelle le capitalisme sauvage allait les manger. Face aux mots d’ordre de dérégulation débridée venus de Margaret Thatcher et de Ronald Reagan, les banques américaines de première importance de la City de Londres détricotent les règles de bonne gestion au profit d’une débauche de pratiques irresponsables. Ces banques finissent par aligner sur un même plan les activités de spéculation et celles relatives à l’économie réelle. Systématiquement, ce sont les premières qui prennent le dessus. Le contrôle des gouvernements s’effectuait a minima, les fonds spéculatifs s’accumulent sans que les investissements productifs n’en profitent vraiment. Ces distorsions sont aggravées par les déficits publics constants depuis des années dont un volant est certainement le taux d’intérêt des emprunts auprès d’un marché dominé par des groupes financiers internationaux à l’appétit sans limite. Et puis, un beau matin, toute cette saleté remonte à la surface. Le reste est connu.
2. La hantise de l’effondrement de l’échafaudage européen est apparue nettement lors de la crise grecque. A l’époque, les contorsions autour d’un retour de l’État grec à la bonne gouvernance made in Germany a failli mettre bas le masque de la solidarité européenne. Aujourd’hui, c’est le dossier de Chypre qui relève un pan du grand désarroi qui a saisi l’Europe. Les Chypriotes doivent avoir beaucoup de cran pour ne pas s’étrangler dès qu’il est apparu que l’instance communautaire les abandonnait à leur sort. Ils n’ont dû qu’à eux-mêmes les aménagements qui ont été apportés au plan initial présenté à Bruxelles par le gouvernement mis sous une forte pression par l’attitude hiératique des membres anglo-saxons du sommet des chefs d’État de l’Union. Imaginez un citoyen lambda de Chypre sur le compte bancaire duquel on prélève un pourcentage important sur des revenus généralement modestes sans son accord. Cela s’apparente à de l’extorsion de fonds, sauf qu’il s’agit ici d’une contribution forcée au renflouement des banques de l’île au cœur de la Méditerranée, celles-ci étant victimes de leur propre turpitude.
Ce triste épisode de la vie économique doit ouvrir les yeux des décideurs européens non pas sur l’ampleur et la profondeur de la situation que tout le monde connaît. Pourtant, qui perçoit clairement l’horizon vers lequel le monde se dirige ? Bref, quelle pourrait être la solution à court et moyen terme ? Il est assez surprenant que le trait dominant parmi les membres de l’Union au niveau de l’élite est une manière de réutiliser des recettes applicables en d’autres temps.
Aux problèmes exceptionnels, des solutions exceptionnelles ! Sur le terreau ancien, faisons des choses nouvelles pour ainsi paraphraser le grand poète français André Chenier. Il y a en ce moment un clivage conceptuel en Europe. Entre les tenants de l’orthodoxie budgétaire qui ravalent au rang de slogan politique la prépondérance donnée à la croissance contre l’austérité (il s’agit de la position allemande), et d’autres qui réfléchissent en termes de vision d’une sortie de crise qui prend en compte la nouvelle donne mondiale, il y a comme un flottement dans les consciences obnubilées par le poids de la nostalgie d’une suprématie qui n’opère plus efficacement. Dans les faits, il faut constater au sein des pays industrialisés un anachronisme qui ne dit pas son nom. En effet, pendant les années qui ont suivi la deuxième guerre mondiale, les sociétés développées ont enfermé leurs citoyens dans un carcan consumériste dont ils ont la plus grande difficulté à se défaire. Les classes moyennes se sont imposées comme les consommatrices tous azimuts. Les entreprises bénéficient amplement de cette demande effrénée de biens matériels grâce à une conjoncture dans laquelle la courbe des revenus est stable et les structures économiques très peu menacées de l’extérieur. Ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. «En stagnation ou en déclin en Occident, les classes moyennes émergent dans les pays en développement. Des consommateurs tout neufs qui font rêver les entreprises», écrit Alain Faujas dans le quotidien français Le Monde du 27 mars 2013. Les classes moyennes dans les grands États européens ont-elles pris conscience de la mécanique capitaliste qui se meut en usant des mêmes techniques et des mêmes capacités d’adaptation aux contingences, ce que démontre à tous les coups la mondialisation de l’économie ?
Les difficultés actuelles en Europe sont tributaires, sans doute, de cette masse affublée de l’épithète «classe moyenne». Quitte à les mobiliser autour de critères moins corporatistes, et partant, non individualistes et égoïstes.