Le président de la République de Côte d’Ivoire veut faire de son pays un pays émergent à l’horizon de 2020, c'est-à-dire dans 7 ans. Pourtant, même en admettant le taux de croissance annoncé par le gouvernement sur la base de statistiques contestables, il était mathématiquement impossible d’atteindre l’objectif dans les délais annoncés. Des calculs alors optimistes permettent de situer l’émergence dans une vingtaine d’années au mieux.
Les populations ivoiriennes s’interrogent, d’autant plus que le gouvernement a annoncé ce délai de sept ans sans donner d’explications et sans aucune référence qui puisse permettre un comparatif avec un autre pays émergent (Brésil, Russie, Inde, Chine, Mexique, Argentine, Turquie, Pologne, Indonésie, Corée du Sud ?…). Elles se demandent même ce qu’est un pays émergent et surtout si l’entrée de la Côte d’Ivoire dans ce groupe pourrait se traduire par des avantages concrets sur le recul de la pauvreté comme cela leur avait été dit pour l’accession au groupe des Pays Pauvres Très Endettés (PPTE).
Ce qu’il y a de certain, c’est qu’au-delà des slogans politiques qui annoncent l’émergence sur une échelle du temps peu crédible, l’analyse des pratiques des différents pays émergents permet de mettre en avant des stratégies communes à ce groupe. En effet, leur croissance repose sur des politiques économiques et des résultats tangibles et chiffrés qu’il est intéressant d’analyser pour savoir quels sont les défis que la Côte d’Ivoire doit relever si ses dirigeants souhaitent sincèrement avancer vers l’émergence. Nous devons comprendre qu’avec les conditions initiales de notre pays aussi bien au niveau de la gouvernance que des politiques économiques et sociales annoncées, il est actuellement impossible de faire de la Côte d’Ivoire un pays dit émergent.
Afin de mieux comprendre, dans un premier temps, il est important de définir ce qu’est un pays émergent. Quels sont les critères communs que l’on retrouve dans les différentes économies des pays qui ont rejoint ce groupe dit des pays émergents ? Ensuite, il conviendra de définir quels sont les défis que la Côte d’Ivoire devra relever si elle souhaite accéder à ce groupe de pays. Cette analyse propose 7 défis incontournables.
Pour preuve, regardons tour à tour d’où vient la dynamique de l’émergence des pays. Quels en sont les principes ? Peut-on y accéder par miracle ? Si non, à quelles conditions y arrive-t-on ? Quelles réformes de politiques économique, sociale et institutionnelle faut-il mettre en œuvre pour atteindre cet objectif ? Quelles sont aussi les voies à prescrire et celles à proscrire ?
Au commencement il y a les firmes multinationales et le cycle de leurs produits
La mondialisation est animée par les firmes multinationales et elle a entrainé de nouvelles relations à l’intérieur des branches industrielles et entre les entreprises. Elle a modifié les structures organisationnelles et managériales des sociétés privées et les performances des industries, de même que les flux d’informations et de marchandises qui circulent entre elles à travers le monde. Ces modifications qui procèdent par adaptations successives des animateurs des échanges mondiaux vont permettre aux firmes de se promouvoir à l’étranger pour avoir une maîtrise des transactions multinationales qui vont se faire autour d’avantages dont elles peuvent tirer profit, et cela en fonction du cycle que suivent les produits fabriqués, vendus et achetés dans le village planétaire.
Comment les entreprises font-elles pour réussir leur implantation à l’étranger quand on sait qu’elles ont une mauvaise connaissance des pays d’accueil dans lesquels il y a déjà des entrepreneurs locaux qui connaissent mieux les traditions locales et la structure des coûts ?
Les multinationales vont s’installer en comptant sur les avantages qu’elles ont en matières de technologie et de marketing qui leur permettent de diversifier et de différencier les produits qu’elles offrent et de supporter des dépenses publicitaires plus importantes que celles que les firmes locales peuvent supporter. Les entreprises qui investissent le plus dans la recherche de nouvelles méthodes de production et le développement de nouveaux produits (que l’on appelle les activités riches en R-D) seront aussi les meilleures sur les marchés des pays riches où les revenus par habitant sont élevés et où la demande potentielle de nouveaux produits est forte. Dans ces pays aussi, le coût de la main d’œuvre est relativement élevé car les travailleurs sont hautement qualifiés et les firmes vont rechercher des technologies et des techniques de production qui utilisent moins de travailleurs et réduisent ainsi leurs coûts de production. Donc, la multinationalisation des entreprises est liée au niveau de développement des pays d’origine des firmes et des marchés sur lesquels elles achètent leurs moyens de production (technologie, main-d’œuvre et capital) et vendent leurs produits. Selon la littérature sur l’économie des multinationales et sur l’économie industrielle, les produits en question suivent un cycle en quatre phases : l’innovation, la maturité, la vulgarisation et le déclin ou la banalisation du produit.
Les produits nouveaux sont fabriqués dans le pays dans lequel les firmes investissent le plus dans la R-D (Recherche et Développement), qui ont les technologies les plus avancées et une population riche, à haut niveau de revenu par tête pour acheter le produit nouveau en question. Dans cette phase de naissance, le produit est d’abord fortement constitué des résultats de la R-D technologique puis devient, dans une seconde phase, celle de la maturité, intensif en capitaux physique et financier avant de devenir plus tard intensif en main-d’œuvre dans les phases de vulgarisation et de déclin. Avec cette évolution de l’art de la fabrication du produit, sa consommation se développe d’abord dans les autres pays développés et d’égal niveau de vie que celui de la firme innovatrice et la production commence à y être faite dans la seconde phase du cycle. Ce groupe de pays dits intermédiaires reçoit la fabrication du produit dans sa phase de maturité. L’évolution du produit conduit à la réalisation d’investissements à l’étranger par les firmes innovatrices qui sont à l’initiative du nouveau produit. Ces investissements ont d’abord lieu dans les pays intermédiaires.
Pourquoi les entreprises innovatrices vont-elles aller investir à l’étranger et dans quels pays vont-elles le faire ?
Lorsque dans un pays développé une entreprise fait de l’innovation et fabrique un nouveau produit dont la vente connaît une expansion sur le marché local et que les marchés des pays intermédiaires demandent eux aussi le même produit, l’innovateur va aller le produire sur place, dans ces pays, si cela est plus rentable pour lui que d’exporter sa production nationale pour y être vendue. De même, lorsque la demande mondiale de ce produit augmente, au-delà des pays intermédiaires, il devient encore plus rentable de le produire à l’étranger que dans le pays qui est à l’origine de la technologie initiale.
L’investissement international des firmes suit donc l’histoire du produit dans son cycle. Au commencement, l’entreprise innovatrice du pays abondant en R-D fabrique le produit nouveau qui est intensif en R-D. Ensuite les pays développés, abondant en capitaux mais qui n’ont pas innové pour ce produit, prennent le relais de la fabrication lorsque le produit arrive à maturité et devient intensif en capital. Puis, les pays en voie de développement, pauvres en R-D et en capital mais intensifs en main d’œuvre assurent la production lorsque le produit est dans sa phase de standardisation et de banalisation au niveau mondial. La firme qui a eu l’initiative de l’innovation investit à l’étranger si elle veut poursuivre et contrôler la fabrication du produit. Les délocalisations et les relocalisations vont ainsi se faire au fur et à mesure de l’évolution du produit dans son cycle. La firme innovatrice et celles des pays intermédiaires vont ainsi déplacer leurs activités de production lors de la banalisation et du déclin du bien dans les pays pauvres mais de préférence riches en main-d’œuvre qualifiée. Dès lors, l’Investissement Direct Étranger (IDE) lié au produit concerné augmentera dans la seconde et la troisième phase dans les pays développés intermédiaires. Il apparaîtra dans la troisième phase dans les Pays en Voie de Développement (PVD). Et dans la quatrième phase, celle de la banalisation du produit, sa demande baisse dans les pays développés, sa production aussi. A ce moment les firmes multinationales investissent dans d’autres produits ou se délocalisent dans les PVD qui peuvent alors devenir de grands exportateurs du produit considéré dans le monde entier et même concurrencer les pays intermédiaires pour cette marchandise. Les firmes, dans le pays innovateur et celles du PVD, peuvent alors être intégrées verticalement, par joint venture par exemple, si, dans le PVD, il se trouve des personnes ou des entreprises riches et prêtes à être des partenaires en affaires des firmes étrangères qui arrivent ainsi. Les investissements se croisent et les transferts de technologies se font des firmes innovatrices leaders vers les firmes suiveuses. De nouveaux partenariats se créent dans les pays pauvres entre les firmes multinationales et les entreprises locales qui accèdent à des financements plus importants, des marchés plus grands et à la production de nouvelles marchandises dont elles peuvent même devenir exportatrices. L’emploi dans le pays pauvres augmente, les revenus aussi et les niveaux de vie1.
Les PVD qui vont recevoir l’IDE et les autres flux de capitaux privés vont ainsi voir apparaître dans leur groupe certains d’entre eux qui vont émerger. Ils ne seront plus vraiment des PVD mais ne seront pas encore devenus des pays développés comme ceux d’Europe de l’Ouest ou d’Amérique par exemple. Pour recevoir les IDE dans les phases 3 et 4 du cycle du produit, les PVD doivent être prêts. Ils doivent restructurer leur économie pour faire de la place aux marchés des capitaux qui arrivent, donner la liberté à leurs investisseurs qui seront les partenaires en affaires des multinationales qui arrivent et cultiver la transparence pour pouvoir profiter des opportunités que le commerce mondial offre en termes de transfert de technologies et d’IDE. Dans ces pays d’accueil des IDE, on doit d’abord faire émerger des marchés nouveaux. L’émergence est donc avant tout une affaire de marchés libres.
NDLR : la suite dans notre prochaine édition
1. On retiendra que l’approche de l’échange internationale s’est enrichie avec celle en termes de structure des marchés et celle en termes d’internationalisation des biens et services hautement technologiques. L’économie industrielle elle-même a connu des développements qui améliorent fortement notre compréhension de l’économie internationale très loin au-delà des premiers principes classiques ricardiens. Une littérature abondante existe aujourd’hui qui peut aider à approfondir ces questions délicates. Voir par exemple pour commencer Jean Luc Gaffard (1990) «Economie industrielle et de l’innovation» Dalloz, Paris. Philippe d’Arvisenet (1997) «Echanges et finance internationale : les acteurs» Banque éditeur ; CFPB collection banque ITB, Paris. Jean Louis Mucchielli (1985) «Les firmes multinationales : mutations et nouvelles perspectives» Economica, Paris. Philip Kotler et autres (1997) «The marketing of nations: strategic approach do building national weath» Free Press, New York. Jean Tirole (1993) «Théorie de l’organisation industrielle, tome 1» Economica.