“Les Égyptiens sont drôles”, affirme un stéréotype arabe bien connu. On dit qu’ils sont khafiift id-damm (légers quant au sang) — capables de tourner en dérision ce qui aurait fait bouillir le sang de tout autre. Avant la révolution, cela se manifestait souvent au quotidien par la satire politique — des blagues aux dépens des hommes politiques, de la police et du Président lui-même mettaient en question le statu quo en raillant leurs prétentions à la toute puissance. Mais c’étaient des blagues privées, entre amis et en famille, qui n’avaient que peu d’effet sur le pouvoir du régime.
Mais, à la faveur de la révolution de l’an dernier, la satire visant directement les puissants est devenue publique, offrant aux gens un moyen créatif et non violent de résister au pouvoir. Le rire public a contribué à atténuer la peur sur laquelle le pouvoir avait compté si longtemps, et continue aujourd’hui d’influencer la politique de l’Égypte. Plus important encore, le recours aux médias sociaux durant le processus révolutionnaire a permis à l’humour politique d’atteindre un public plus étendu. Ce mouvement est inspiré de sites comme El Koshary Today, humoristique, et Ezba Abu Gamal (Le village du père Gamal), blog qui raconte les histoires d’un petit village placé sous la coupe d’un maire dictatorial, parodie de la vie sociale et de l’actualité égyptienne. Dès le jour où des centaines de milliers d’Égyptiens se sont attroupés sur la place Tahrir du Caire, ce fut une explosion d’humour politique collectif. Les appels à la démission du président s’exprimaient par des chansons comiques, des slogans bien tournés et des pancartes humoristiques du genre : “Casse-toi, j’ai rendez-vous chez le coiffeur”, ou “Je suis jeune marié, je veux rentrer chez ma femme”. En adoptant ces méthodes de contestation, les Égyptiens ont rejoint un mouvement d'ampleur mondiale, le “rire politique” (Laughtivism) , déjà exploité par des contestataires anti-multinationales comme Andy Bichlbaum et Mike Bonanno aux États-Unis, ou le groupe serbe Otpor, qui a contribué au renversement de Milosevic en 2000.
Au mois de juin, les téléspectateurs américains de l’humoriste Jon Stewart ont pu entendre dans The Daily Show, de la bouche de Bassem Youssef, chirurgien cardiaque devenu humoriste, comment l’humour s’est imposé dans la vie politique égyptienne d’aujourd’hui. Dans l’Égypte postrévolutionnaire, Bassem Youssef est sans doute le satiriste politique le plus acclamé. Dès après la révolution, il a lancé, sur You Tube, avec quelques amis, l’émission B+ qui a été comparée au Daily Show. Entrelaçant astucieusement séquences d’actualité et commentaires ironiques dans une critique tant de la politique que des médias égyptiens, les épisodes de B+ reçoivent souvent plus d’un million de visites. L’été dernier, dans un bond sans précédent, l’émission de Bassem Youssef émigra des médias sociaux à la télévision : El Bernameg (The Show), rejeton de B+, crevait les écrans de la chaîne indépendante ONTV. Dans un épisode mémorable, Youssef faisait des imitations des principaux candidats à la présidence, à grand renfort de maquillage, perruques et autres accessoires, se moquant non seulement d’eux, mais aussi d’un processus électoral aussi désorganisé que douteux.
Un nouvel esprit d’ouverture
Dans la même veine, la télé programme également Rob’e Meshakel (Quartier mixte) et le Lamp Show. Avant la révolution, ces programmes évitaient soigneusement l’humour politique, de crainte de représailles. Ils s’en nourrissent aujourd’hui, témoignant d’un nouvel esprit d’ouverture. L’humour et l’usage qu’en font les gens “ont changé à mesure que changeait la révolution”, nous dit Hebatallah Salem, professeur à l’Institut de langue arabe du Caire. Elle y enseigne la traduction humoristique et prépare actuellement une histoire de la révolution égyptienne par les blagues. Selon elle, l’humour dans la vie publique continue d’inspirer le peuple, lui rappelant que la plaisanterie est une arme de résistance au pouvoir. Quelle que soit la configuration définitive de la nouvelle Egypte, le rire y fait désormais partie de la vie publique et les politiques devront s’en accommoder. La révolution continuera tant qu’elle saura garder son sens de l’humour.