Après 35 jours d’attente, le trentième gouvernement dans l’histoire du Royaume chérifien a été nommé le 10 janvier dernier par le Roi Mohamed VI. Ce gouvernement cristallise beaucoup d’attentes et suscite beaucoup d’espoirs de la part des Marocains qui ont voté pour un vrai changement de la pratique politique. À cet égard, le chef du nouveau gouvernement n’a pas été avare en promesses, s’engageant à rompre avec les pratiques passées en matière de composition du gouvernement et de répartition des portefeuilles ministériels. Peut-on vraiment parler d’un gouvernement de rupture à ce niveau-là ?
En effet, c'est la première fois depuis 1977 qu'un parti obtient plus de 100 sièges - 107 plus exactement- à la Chambre des représentants, et c'est la première fois depuis 1984 qu'un parti obtient plus de 20% des suffrages exprimés. Même si une minorité de l’électorat marocain est allée voter (27% des électeurs potentiels), c’est une première aussi que l’on assiste à une vraie alternance fondée sur une légitimité populaire, contrairement à l’alternance consensuelle offerte par Feu Hassan II en 1998 au parti socialiste USFP. Par ailleurs, la nomination à la tête du gouvernement du chef du parti vainqueur des élections, de même que l'exercice «relatif» de ses attributions en matière de proposition des membres de son équipe constituent aussi une nouveauté. Néanmoins, plusieurs incohérences ainsi que des entorses à la nouvelle constitution sont à relever quant à la manière dont ce nouveau gouvernement a été composé.
Des incohérences…
Alors que le nouveau chef du gouvernement nous avait promis un gouvernement ramassé (25 membres maximum), plus jeune avec une représentativité féminine importante, on a eu droit à un gouvernement pléthorique, avec un jeune et une seule femme. Ainsi, avec 31 membres, on est loin de la promesse de réduction du train de vie de l’État. Cela prouve que l’on est dans la continuité du processus de formation des gouvernements précédents où la logique politicienne, consistant à contenter les alliés, a conduit Benkirane à sacrifier la rationalisation des dépenses gouvernementales. En témoigne la division en deux des ministères comme ceux de l’économie et des finances et celui des affaires étrangères, la création de ministères sur mesure comme celui des affaires générales et de gouvernance, et le retour des ministres délégués.
Si le gouvernement sortant avait battu le record avec 7 ministres-femmes, celui de Benkirane a aussi battu un record, mais dans le sens inverse avec sa seule femme-ministre. La représentativité féminine a été sacrifiée non seulement au nom d’un certain conservatisme, mais aussi au nom de la logique des égos puisqu’on a préféré des candidats issus des liens familiaux, comme dans le Parti d’Istiqlal. Avec une femme sur 31 membres du gouvernement, la faible représentativité féminine constitue un recul flagrant, alors que la nouvelle constitution avait laissé percer l’espoir de consolider la parité au plus haut sommet du pouvoir marocain.
Autre principe sur lequel Abdelilah Benkirane a cédé : celui de n’avoir que des ministres jeunes. La présence dans le gouvernement d’un seul ministre âgé de moins de 40 ans prouve que là encore Bekirane a dû contenter les dinosaures des partis alliés au détriment du rajeunissement de son équipe.
Une autre incohérence remarquée est que, à l’exception du ministère de la solidarité et de la famille, le PJD n’a pris aucun des portefeuilles sociaux majeurs (santé, logement, éducation…), alors que l’essentiel de ses promesses porte justement sur les secteurs sociaux. Cela signifie qu’il peut toujours se dérober à ses responsabilités en se défaussant sur les autres partis de la coalition.
Et enfin des irrégularités
La tenue du conseil de gouvernement et la passation de pouvoir entre les nouveaux ministres et les ministres sortants est, de l’avis de tous les spécialistes, anticonstitutionnelle, puisque l’article 88 de la nouvelle constitution stipule clairement que le nouveau gouvernement n’est considéré comme effectif que s’il est investi par le Parlement. Or, en l’absence de la déclaration gouvernementale, l’investiture ne pourrait avoir lieu. La logique constitutionnelle voudrait que ce soit le gouvernement sortant qui gère les affaires courantes en attendant l’investiture du nouveau gouvernement par le Parlement.
Par ailleurs, dans la nouvelle constitution, il n’existe pas de ministre d’État, ni de ministre délégué, ni de secrétaire général du gouvernement (art.87) alors que le nouveau gouvernement comprend un ministre d’État, 7 ministres délégués plus un secrétaire général du gouvernement. Mieux encore, Benkirane n’a pas hésité à nommer son fidèle ami Abdellah Baha comme ministre d’État, alors qu’il critiquait il n’y a pas si longtemps, et de manière virulente, les ministres sans portefeuille du gouvernement sortant.
Quant à l’activation du principe de responsabilité proportionnellement au pouvoir associé à la fonction, il est un peu compromis puisque l’on a assisté aussi au retour des technocrates, ce qui ne favorise pas la mise en application du principe de responsabilité et de reddition des comptes qu’exige la nomination de ministres politiques. Ainsi, la réintégration de Aziz Akhenouch, comme Ministre de l’agriculture et de la pêche, alors qu’il appartient au parti qui a perdu les élections et qui siège désormais dans l’opposition, est tout à fait typique de la continuité des anciens réflexes et pratiques. Enfin, pendant que Benkirane nous promettait la disparition des ministères de souveraineté (réservé au Roi), en respect de la nouvelle constitution, on a assisté finalement à leur maintien. En effet, à côté des ministères qui existent de plein exercice (défense, Habous et des affaires islamiques et le secrétariat général du gouvernement), d’autres seront téléguidés par le Palais via les ministres délégués venant chapeauter les titulaires de deux portefeuilles anciennement dits de souveraineté : le ministère de l’intérieur et celui des affaires étrangères. A ceux-là, il faut maintenant ajouter le ministère de l’agriculture et de la pêche, via la nomination d’Akhenouch sur ordre royal. Bref, les anciens réflexes et pratiques ont encore la vie dure. Reste à voir maintenant la déclaration gouvernementale pour savoir si, en matière de politique économique, c’est la continuité qui prime ou si l’on va connaître un début de rupture...