Philippe Bourgeois est un négociant qui connaît bien les filières agricoles exportatrices. Dans cette synthèse, il répond à la question que se posent de nombreux intellectuels et cadres africains : les produits agricoles africains sont-ils achetés au juste prix ? Vole-t-on les agriculteurs africains à travers des contrats complexes ?
Souvent la presse d’opinion en Afrique est critique sur les conditions des contrats de vente des matières premières, laissant entendre, notamment, qu’ils ne sont pas équitables au moment de leur signature. Voyons un peu ce qu’il en est dans le secteur du coton. Tout d’abord, cette critique émane le plus souvent des secteurs urbains, plus que du monde agricole, portant plus particulièrement sur le meilleur moment pour vendre, laissant entendre par là qu’il existerait un moyen de le connaître. Si cette suspicion est moins marquée chez les agriculteurs c’est qu’ils ont en commun avec les négociants le partage du même souci : répondre à des questions complexes ; en effet, que l’agriculteur exerce dans le bassin parisien ou à Koutiala, il s’interrogera si, au moment des semis, il doit planter plus de blé ou de betterave, plus de coton ou de maïs, quelle sera la pluviométrie, le prix du coton graine sera-t-il fixé à temps ? Quid des intrants, etc., etc. En un mot, il spécule, c’est-à-dire qu’il réfléchit sur plusieurs hypothèses pour en tirer un profit, alors que la réponse ne viendra que bien plus tard. En fait, l’agriculture étant une activité à ciel ouvert, il est logique que l’aléa et le risque structurent en partie sa pensée de façon assez semblable à celle du négociant, lui aussi toujours sur le qui vive pour appréhender des facteurs aussi complexes que l’offre et la demande des six prochains mois en Chine, les tarifs des prochains taux du fret maritime ou les barrières douanières protectionnistes, ici ou là, et surtout, quel sera le prix du coton entre le moment de l’achat et celui de la vente. Il y a donc, au sein de ces deux segments de la filière, un minimum de connaissance réciproque des risques du métier, qui induit un minimum de confiance contractuelle.
Questions de prix de vente
En revanche, le monde de la ville croit souvent au complot lorsqu’il traite des questions de prix de vente, et sa méfiance peut s’expliquer par une certaine ignorance des problèmes du monde agricole, encourageant par des critiques faciles la mise en cause des dirigeants des sociétés de production, à qui on adresse le reproche d’être manipulés par le marché. Il est néanmoins vrai que les trois ou quatre dernières années, avec leur cortège de prix faméliques, ont poussé aussi bien les producteurs que les négociants à prendre des risques, en cherchant des marges dans des marchés incapables de les donner, car, soit les stocks mondiaux de fin de campagne étaient trop élevés, soit le dollar était trop faible contre l’euro, soit la demande mondiale à éclipse était largement dominée par la Chine, déclarant ou renonçant sans prévenir à des quotas d’importation. Participant aussi largement au manque de visibilité, il faut citer des statistiques peu crédibles, y inclues celles donnant la production africaine, qui fut pendant longtemps pourtant un exemple de fiabilité. Bref, un marché imprévisible et dé corrélé de la réalité des fondamentaux économiques, mais une opinion publique urbaine qui croit tout comprendre et ne pardonne rien. Le résultat, ce sont des filières très endettées et, pour les maisons de négoce à capitaux familiaux, souvent mono produit, la cessation d’activité ou la faillite. Il suffirait de faire aujourd’hui un appel de noms d’entreprises illustres pour que seul le silence y réponde. Voilà bien la preuve que le danger ne choisit pas son camp. Néanmoins, certaines pratiques qui avaient fait leurs preuves ont, hélas, disparu. Ainsi, dans un passé encore récent, les produits agricoles tels que le coton, étaient vendus en position coût et fret, autorisant une meilleure appréciation de la structure des coûts pour les producteurs.
On l’aura compris
L’abandon pour cause de manque de moyens financiers à des ventes f.o.b., où même carreau usine, laisse désormais plus de liberté au négoce et moins aux sociétés de production. De même, l’échelonnement des ventes toute l’année était bénéfique par son effet de lissage sur les prix de vente aux producteurs. Quant au négoce, il se trouve confronté à un marché à terme du coton, plus délicat à interpréter, depuis qu’il est largement dominé par les fonds spéculatifs ou indiciels rendant les pratiques de l’arbitrage sur le marché à terme, aléatoire, de même qu’il est difficile, pour les négociants, d’interpréter des statistiques chinoises labyrinthiques. On l’aura compris, c’est toute la filière qui a souffert. Mais, si le lecteur non spécialiste pouvait comprendre que la structure d’un prix d’une matière première est, à l’achat comme à la vente, une combinaison d’abord d’expertise, de sagesse, mais aussi de chance, alors bien des critiques tomberaient. Au moment où l’affaire Kerviel est jugée en France, il est, je crois, utile de rappeler le proverbe boursier qu’« un homme seul n’a jamais raison contre le marché », ce qu’à sa manière, La Rochefoucauld formulait « on peut être plus fin qu’un autre ; mais non pas plus fin que tous les autres ».
Source : Les Afriques.com