A l’occasion des 50 ans d’indépendance du Burkina Faso, nous avons reçu la contribution du Professeur Basile Guissou, politologue et Délégué général du Centre national de recherche scientifique et technologique. Il fait une lecture croisée de l’histoire du Pays des Hommes intègres et montre, s’il est besoin, que ce pays revient de loin.
Pourquoi la France fête?
Lorsque Félix Houphouët Boigny, Président du Rassemblement Démocratique Africain (RDA) et la direction du parti décident de rompre l’alliance avec le Parti Communiste français en 1950, seuls les étudiants africains en France ont parfaitement compris la manoeuvre. Ils démissionnent tous du RDA pour créer à Bordeaux, le 31 décembre 1950, la Fédération des Etudiants d’Afrique Noire en France (FEANF). Au cours de tous les congrès suivants, les militants de la FEANF répéteront, par anticipation que «l’indépendance réelle ne sera pas acquise par une addition de réformes négociées avec le colonisateur français, mais par la lutte organisée et politiquement orientée des larges masses populaires».
La vision stratégique était juste. Mais à cinq mille kilomètres du terrain concret, la petite poignée d’étudiants en France, pouvaient-ils influer sur la marche de l’histoire de la décolonisation commandée depuis Paris? Reconnaissons que c’était une tâche plus que difficile. C’est le RDA qui occupe concrètement le terrain, mobilise les masses et négocie à Paris avec les autorités françaises jusqu’en 1960. Aujourd’hui, avec 50 ans de recul, peut-on comprendre mieux, pourquoi la France veut, elle aussi, fêter ce cinquantenaire?
Demi-victoire ou demi-défaite?
Vue de Paris, la France peut se réjouir en comparaison avec le Vietnam ou avec l’Algérie, d’avoir réussi à sauver les meubles en AOF/AEF. L’Afrique Occidentale Française et l’Afrique Equatoriale française sont restées dans le giron de l’influence politique de Paris. Les intérêts économiques et financiers sont restés en l’état jusqu’à nos jours. Le franc CFA et la langue française ceinturent la zone qui reste une ‘chasse gardée’ par des cadres diplômés africains, grassement payés à Dakar (BCEAO) et à Ouaga (UEMOA) pour exécuter les ordres de Paris sans broncher. L’exemplaire solidarité entre les «vainqueurs de la guerre» (1939-1945), à travers le FMI et la Banque Mondiale, protège les arrières de la France en Afrique.
Les «mauvaises langues» disent qu’aujourd’hui, c’est autour de 8 000 milliards de francs CFA de réserves de change qui dorment, se réveillent, vont et viennent au Trésor français pour «protéger» le franc CFA. Ceux qui ont lu Kwame N’Krumah savent que c’est avec le rapatriement de ce type de «trésor de guerre» que le docteur en sciences économiques et premier Président du Ghana a construit toutes les infrastructures de base de son pays après l’indépendance (1958). On peut à juste titre affirmer que la France, sur ce terrain, a gagné et continue de gagner jusqu’à présent. Si Paris estime que pour avoir réussi pendant 50 ans à maintenir ces acquis, il faut faire la fête, çà se comprend assez bien. Mais est-ce à dire que la France n’a rien perdu? Non, la France a perdu beaucoup de choses en AOF/AEF depuis 1960.
La France a perdu ses colonies au sens classique. Chaque pays de l’ex-empire français d’Afrique régule ses relations avec Paris à travers des accords de coopération bilatérale. Certains ont signé des «accords secrets de défense» pour maintenir des bases militaires françaises chargées de les «défendre», contre qui? ... d’autres ont refusé. Sékou Touré de la Guinée-Conakry a rompu tous les liens pour traiter avec l’URSS et les USA.
Durant toute la période coloniale, seuls les africains qui avaient le statut de «citoyens des quatre communes» Dakar, Saint Louis, Rufisque et Gorée, au Sénégal, pouvaient aller étudier dans les mêmes écoles, lycées, universités et grandes écoles françaises. Les autres «sujets français» fréquentaient l’école coloniale pour être des «auxiliaires lettrés» de l’administration coloniale juste au dessus des «auxiliaires non-lettrés» qu’étaient les chefs traditionnels. Cette barrière a sauté depuis 1960. Une relative démocratisation de l’accès au savoir existe dans chaque pays africain. Malgré leur appel au Général De Gaulle, lancé à Dakar en 1958, les chefs ont été purement et simplement oubliés.
Les mêmes idées «subversives», «communistes » et «anti-françaises» que la FEANF diffusait depuis 1950 jusqu’en 1981 (date de sa dissolution par un décret de Valery Giscard d’Estaing) sont diffusées par des partis nationaux africains. Des syndicats et des partis politiques libres et indépendants (socialistes, communistes, libéraux et ultra-libéraux) sont nés et ont contribué largement à ouvrir les esprits de nombreux citoyens. Ces courants de pensée et ces idéologies étaient systématiquement sélectionnés sous la colonisation. C’est Paris qui se chargeait de décider et d’agir pour soutenir, contenir ou éradiquer les «mauvaises idéologies politiques». Çà, incontestablement, c’est un pouvoir que Paris a perdu. Ce sont ses «chargés de mission» et ses «assistants techniques» locaux qui s’en chargent avec trop de zèle parfois. Ce qui les rend impopulaires aux yeux des populations. Les services secrets français, très actifs, s’infiltrent partout pour serrer les vis, monter des coups tordus, avec l’appui de «la radio mondiale » et sa propagande idéologique. Pierre Messmer et Jacques Foccart, ont tous les deux, publié leurs «hauts faits de déstabilisation des régimes politiques africains» dans leurs livres, qui sont de véritables mines d’informations.
Etat des lieux contrastés dans les colonies
Il n’y a pas deux ex-colonies françaises en Afrique qui sont identiques, quelle que soit par ailleurs la volonté affichée de l’ex-«puissance coloniale» à les maintenir sous sa seule et unique tutelle, en les nivelant par l’Agence Française du Développement (AFD) entre autres. C’est le rapport de forces international qui rend cela impossible. Les marges de manoeuvre sont multiples et diversifiées à l’extrême. Les jeux sont ouverts. Les pays africains peuvent s’unir dans des cadres autonomes et se défendre, comme sur le coton, contre les subventions européennes et américaines qui faussent les règles du jeu sur les marchés mondiaux. Ils peuvent se concerter au sein de la CEDEAO(1) ou de l’Union Africaine pour agir en commun sur tel ou tel dossier, notamment les accords avec l‘Union Européenne. Actuellement la perspective d’une monnaie unique pour la CEDEAO est prévue en 2020.
Ceux qui prétendent que rien n’a changé depuis 1960 font la politique de l’autruche. Ceux qui disent qu’il n’y a eu aucune indépendance politique, ignorent qu’ils sont eux-mêmes des purs produits de cette indépendance, sans laquelle il n’ y aurait pas de formation universitaire pour les «sujets français». La liberté de critique dont ils usent et abusent est aussi un fruit du combat libérateur des «pères de l’indépendance politique de 1960»! Pour dire qu’on n’est pas indépendant, il faut d’abord que la liberté de le dire existe. Dorénavant, chaque pays évolue à l’interne, en s’appuyant sur la qualité intrinsèque de sa classe politique, de ses intellectuels et de son élite de façon générale. C’est cette qualité aussi qui se reflète à l’externe, sur le plan des relations internationales où chacun défend et se défend avec ses arguments. Il y a les «poids lourds», les «poids coqs» et les «poids légers ». Il faut savoir et pouvoir se faire valoir. Mais l’évidence montre qu’à 53 pays réunis comme les 50 Etats des USA, l’Afrique changera forcément la géopolitique mondiale, aves ses 30 millions de km² et son milliard d’habitants. La vision à cette dimension n’est pas encore accessible à de trop nombreux «petits esprits» au sein des classes dirigeantes locales et localistes. La jouissance à «huis clos» des grosses rentes de pétrole, diamants et or préoccupent trop ces esprits limités par l’appât des gains immédiats, incapables de recul, de réflexion et d’analyse critique. Les multiples conflits, guerres, émeutes meurtrières naissent de ce terreau et sont alimentés par «l’argent facile».
Les militants des mouvements étudiants et des partis révolutionnaires des années 1946/50 jusqu’aux récentes années n’ont pas tous disparu. Ils n’ont pas tous «trahi» la cause des peuples comme la propagande officielle des «grands médias mondiaux» et des «presses locales indépendantes» le chantent tous les jours. Non, les idéologies ne sont pas mortes. La lutte des idées a existé et existera tant qu’il y aura des femmes et des hommes vivant en société. Ces sont les rapports de force qui ont changé. Les courants dominateurs travaillent à étouffer les courants dominés qui doivent savoir résister, mieux s’organiser pour continuer à lutter en vue de renverser le rapport des forces. C’est la dialectique qui l’explique.
Le plus important est de rester dans le sens du courant principal de l’histoire. Ce n’est pas une «affaire» ou «un deal» de l’instant, qu’on «gagne» ou qu’on «perd». L’histoire des luttes politiques et des idées s’évalue et s’écrit dans la longue durée. 50 ans, c’est très peu à l’échelle de la longue histoire d’un continent qui, il y a 4000 ans, a construit autour de la Vallée du Nil, le premier Etat moderne de l’humanité, la première écriture et la première religion monothéiste. L’Afrique, c’est aussi et surtout 400 ans de saignée négrière et un siècle de colonisation européenne qu’on continue, sans élégance, à vouloir nous faire admettre comme un banal «accident de l’histoire» et pas un crime contre l’humanité. Il existe des africains «très bien éduqués» pour épouser et défendre ces points de vue et ces idées révisionnistes et réactionnaires.
Pour ceux qui ont vécu comme moi, pendant 7 ans à Paris, ils savent comment l’occupation nazie de la France et la libération (1939-1945) sont quotidiennement célébrées à la radio, la télévision, la presse écrite, les livres d’histoire, les films documentaires et le cinéma en général pour entretenir la «fibre patriotique», et le «devoir de mémoire». Malgré la construction de l’Europe unie en cours, l’esprit patriotique demeure.
En 50 ans, il est impossible de prétendre pouvoir surmonter tous ces handicaps qu’aucun «pays ami» occidental ne financera la compensation, encore moins le repentir comme celui dont les juifs usent et abusent en Israël. Le devenir est une question de responsabilité comme le dit le Prof Théophile Obenga. Ce n’est pas avec l’aide au développement qu’on reprendra l’initiative historique pour reconstruire une Afrique qui se bat en bloc et qui gagne en bloc. Ce n’est pas un combat solitaire d’un seul pays solitaire. L’expérience de la Révolution Démocratique et Populaire au Burkina Faso a été et reste une des meilleures écoles pour tous les africains qui veulent avancer.
Les fronts de combats restent trop nombreux et trop diversifiés à commencer par le premier, «la décolonisation des mentalités». L’élite africaine en général manque «de confiance en soi» et ne pense qu’à «se faire aider en tout et pour tout», par les partenaires techniques et financiers occidentaux, présentés de nos jours mieux que l’Armée du Salut et la Croix Rouge! Nous sommes vaincus et résignés dans nos têtes. Il reste vraiment du chemin pour l’Afrique. Mais rien n’est jamais impossible pour des militants convaincus de la justesse de leur cause si elle est effectivement juste, sincère et progressiste.
Et mon Burkina?
Pour avoir publié en 1995, aux éditions «L’Harmattan » à Paris, un livre intitulé «Burkina Faso: un espoir en Afrique», il est évident que pour moi, ma patrie a joué, en 50 ans, sa partition dans le concert des «marches en désordre» des 53 pays africains. Le Burkina Faso a écrit son histoire particulière avec ses «hauts» et ses «bas». Il est faux et archifaux de prétendre que mon pays n’a fait que le pire de ce que tous les pays africains ont fait de leur indépendance politique. Nous avons fait des «Etats de droit», des «Etats de nondroit » et réussi même une Révolution Démocratique et Populaire légendaire en Afrique et dans le Monde. C’est tant pis pour nos négationistes locaux enfermés dans leurs monastères d’émeutiers populistes. Nous avons réussi à rassembler 6 milliards de mètres cubes d’eau en 2010 dans nos barrages contre 300 millions de mètres cubes en 1983.
Nous avons boosté et l’alphabétisation et la scolarisation, sans avoir atteint les 100% qui permettront de vraiment éradiquer l’ignorance, mère de toutes nos souffrances. Et alors? Est-ce rien? Malgré tout nous devons rester modestes et mieux gérer nos différences politiques pour ne pas déchirer notre tissu social fragilisé par l’ultra libéralisme «made in Washington» et parachuté un certain 13 mars 1991 dans nos murs.
C’est le programme d’ajustement structurel qui, ici comme ailleurs en Afrique, a accentué la fracture sociale entre «riches» et «pauvres», a généralisé un individualisme suicidaire de jungle avec comme «graisse de la mécanique » la corruption. Seuls ceux qui s’entêtent à ne jurer que par les «remèdes miracles» du FMI/Banque Mondiale, prétendront qu’il faut se soumettre sans réagir, sans réfléchir, sans chercher d’autres alternatives. Ces vendeurs d’argent n’ont pas d’état d’âme. Pour eux, il faut, «make money» (faire de l’argent) ici et maintenant, c’est tout. Nous devons savoir rester solidaires et savoir refuser ensemble, en ordre, sans laisser les «créateurs d’instabilité et de désordre» dans le Monde, nous divertir avec leurs slogans de division des peuples baptisés «normes universelles», «règles universelles », «lois mondiales».
Mon pays a du ressort. Il sait rebondir. Il l’a prouvé ces cinquante dernières années en faisant mentir tous les émeutiers populistes qui depuis 1978 au sein de l’Union Générale des Etudiants Voltaïques chantent «apocalypse now»! En cinquante ans, le «pays dur, sec, parfois violent, mais toujours courageux » comme le caractérisait Zihad Liman(2), journaliste à «Jeune Afrique» en 2003, reste «ouvert sur le Monde» et refuse de se laisser mourir. N’en déplaise à ses détracteurs! La vraie élite politique patriotique sait d’où elle vient. Les vrais militants savent que quelles que soient les divergences idéologiques et politiques, nous avons le même devoir historique. Il s’agit de sauver la terre sacrée de nos ancêtres du manque «d’esprit patriotique minimum» pour faire mieux que nos pères.
(1) CEDEAO : La Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest
(2) «Jeune Afrique l’Intelligent» n°2221 du 3/9 août 2003