Article publié le 2011-01-10 par Par Dr Séraphin PRAO Opinion
Cinquantenaire des Indépendances - La monnaie est une forme de colonisation [09/2010]
Liasses de billets du Somaliland © Tristam Sparks

L’histoire nous enseigne qu’entre le 1er Janvier et le 31 Décembre 1960, 17 pays d’Afrique subsaharienne (ASS), dont 14 anciennes colonies françaises, accédaient à la souveraineté nationale et internationale. Evidemment cela fait cinquante ans, qu’ils sont théoriquement libres. Pour ne pas démentir la légende qui veut que les africains aient un faible pour les festivités, ils n’ont pas manqué cette occasion pour danser et festoyer.

Les africains veulent considérer ce cinquantenaire comme l’an zéro de l’Afrique libre. C’est dans ce cadre que des journées de réflexions ont été organisées pour trouver les remèdes au mal africain : son retard en matière de développement. La Côte d’Ivoire n’a pas manqué à l’appel. Si le cinquantenaire des indépendances doit être considéré comme l’année zéro pour les africains, alors, on peut le dire sans se tromper que ceux de la zone franc sont mal repartis et n’ont encore rien compris.

En effet, lors du colloque international sur le cinquantenaire de l’indépendance et ses perspectives en Afrique subsaharienne, qui s’est tenu à la Fondation Houphouët-Boigny pour la Recherche de la Paix, à Yamoussoukro, le 3 août 2010, le Gouverneur de la Banque Centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO), l’Ivoirien Philippe Dacoury-Tabley, a en substance plaidé en faveur du maintien du Franc CFA. Pour le gouverneur, il ne s’agit pas d’avoir une monnaie.

«Tout le monde peut le faire. Mais, si c’est pour faire et s’asseoir à côté, ça ne sert à rien», a-t-il fait remarquer. Pour le banquier, il faut plutôt dépassionner la question et "rendre nos économies indépendantes"

Lorsqu’il évoquait « l’indépendance du drapeau », le leader indépendantiste tanzanien Julius Nyerere voulait faire comprendre que la véritable indépendance ne réside pas uniquement dans ses attributs extérieurs. Pour être effective, elle ne peut se contenter d’être diplomatique. Elle doit aller au-delà, pour se manifester dans tous les domaines de la vie d’un pays, le politique et l’administratif, l’économique et le financier, le culturel enfin. L’objet de cet article est de dire sans détours que la conquête de l’indépendance passe nécessairement par celle de la souveraineté monétaire. La littérature sur le sujet est dense (Agbohou Nicolas, 1999 ; Tiani Kéou François, 2002 ; Hugon, 1999 ; TCHUNDJANG Pouemi, 1980 etc.). Il s’agit ici de déférer à la barre de la « raison » comme à la barre de la « conscience », l’élite bourgeoise africaine qui peine à comprendre ce que les autres savent déjà : la monnaie est à la fois un instrument de développement et de domination.

Il faudra répondre à l’innocente question initiale : le franc CFA est-il défendable ?

Nous trouvons ici comme prétexte, une réponse au gouverneur de la BCEAO, Philippe Dacoury-Tabley, pour apporter des éclairages sur le concept mal connu qu’est la monnaie. Ce que notre étude apporte c’est la dimension sociale de la monnaie qui vient convaincre définitivement que si les africains veulent une identité économique, ils doivent battre leur propre monnaie. Nous commençons par revenir sur la définition de la monnaie car il nous semble utile de poser le problème de fond : celui de la nature de la monnaie. Ensuite, on pourra montrer pourquoi, le Franc CFA doit disparaître si nous aspirons à l’indépendance et au développement. Ce sera le lieu de rappeler que les pays africains en général et ceux de la Zone Franc, en particulier, doivent s’affranchir de la tutelle française pour penser réellement leur développement.

Qu’est-ce que la monnaie ?

D’ordinaire, les manuels d’économie définissent rapidement la monnaie comme un bien économique remplissant trois fonctions : une fonction d’unité de compte, une fonction d’intermédiaire des échanges, une fonction de réserve de valeur. Respectivement, la monnaie permet d’exprimer en une seule et même unité la valeur des biens et services échangés, éliminer les contraintes liées au troc de marchandises et constituer un lien entre le présent et l’avenir. Une telle définition présente des limites. On peut citer au moins deux inconvénients majeurs :

 

 

  • elle ne hiérarchise pas les différentes fonctions et sous-estime donc le problème de savoir où se situe la limite entre ce qui est de la monnaie et ce qui n’en est pas. Ainsi, si l’on considère que la principale fonction de la monnaie est d’être une réserve de valeur, on constate que de nombreux objets tels que des timbres, des tableaux peuvent servir de réserve de valeur sans être pour autant une monnaie.
  • l’approche fonctionnelle est trop limitative, puisqu’elle ne prend pas en compte la nature de la monnaie qui est d’ordre social.Délaissons à jamais l’approche fonctionnelle de la monnaie pour nous concentrer maintenant sur les approches vivifiantes.

    La monnaie peut alors être considérée comme un lien social essentiel, c'est à dire un "objet" liant entre eux des individus hétérogènes afin d'en faire une société. Il est admis par un grand nombre d’économistes, depuis les écrits d'Adam Smith et la naissance de l'économie en tant que discipline autonome, que le marché était généralement considéré comme le seul lien nécessaire pour réunir en une société des individus par ailleurs isolés. Mais La publication par Karl Marx du livre premier du Capital en 1867 va constituer une rupture très nette avec l'économie politique classique en ce qui concerne la théorie monétaire. Selon Marx, derrière la circulation des marchandises, il existe toujours des rapports sociaux. La valeur est en effet un rapport social de production qui revêt la forme d'un objet obtenu à partir de travail. Pour aller vite, disons que la monnaie dans la pensée de Marx a un caractère double puisqu'elle est à la fois une marchandise et l'expression d'une relation sociale. Or, le rôle de convention sociale de la monnaie s'accommode mal du statut de marchandise qu'il cherche à lui donner.

    Comme par miracle, c’est un autre auteur allemand, Georg Simmel, qui, dans sa Philosophie de l'argent, va s’émanciper du concept de monnaie marchandise. L'échange monétaire peut en effet être considéré comme une socialisation, c'est à dire " l'une de ces relations dont la présence transforme une somme d'individus en un groupe social ". Pour former un lien social, il est nécessaire de passer par la médiation de l'instance collective que représente l'institution monétaire. C'est ce qui se passe, d'après Simmel, lors de l'extension de la sphère des échanges.

    Selon Femenias (2008), Pour Simmel, c'est donc bien la communauté dans son ensemble qui garantit que la monnaie soit acceptée aujourd'hui et dans l'avenir en règlement des échanges.

    Dans le même ton, Michel Aglietta et André Orléan dans La violence de la monnaie, ont de façon savante, démontré la dimension sociale de la monnaie. La monnaie est vue comme le moyen de canalisation de la violence censée caractériser tout ordre social. La socialité n'est possible qu’après un processus de socialisation dans lequel l'institution monétaire joue un rôle essentiel. Elle permet ainsi la conciliation de deux contraires : l'affirmation de l'autorité souveraine et celle d'une liberté personnelle, individuelle.

    La forme générale de socialisation que constitue l’échange représente la forme sui generis du lien social. C’est l’adhésion de tous à la monnaie en tant que forme « socialement reconnue et légitimée de la richesse » (Aglietta et Orléan, 2002, 67) qui confère son statut à la monnaie.

    Comme l’État est porteur d’un projet d’unification politique et qu’il en a les moyens, il joue un rôle qui peut être déterminant pour conduire le processus monétaire jusqu’à sa réussite, en particulier en tant qu’il possède la légitimité permettant d’affronter les puissants antagonismes d’intérêt politique que la définition de la monnaie ne peut manquer de faire naître. L’indépendance est aussi l’occasion de rétablir les symboles nationaux d’avant la guerre et de jeter les bases d’une restauration monétaire.

    La monnaie est sans aucun doute une expression de la souveraineté d’un pays. La monnaie joue un rôle dans l’ensemble des processus et des relations par lesquels une communauté se constitue en autorité souveraine. On peut citer l’exemple du cens à Rome. La société romaine met en place, dès le 6e siècle av. J.-C., le cens, une sorte d’état civil d'Etat. Sous la monarchie romaine, existaient deux classes principales, les nobles et le peuple (populus), outre les esclaves et les non-citoyens. Après l'instauration de la République, la société romaine se définissait elle-même comme une société d'ordres (ordines) implacablement stratifiée. L’évaluation en monnaie y apparaît au centre d’un dispositif qui établit la citoyenneté et assigne à chaque citoyen une place au sein de la hiérarchie sociale. Finalement, le census marque solennellement la limite entre les citoyens et ceux qui ne le sont pas.

    Enfin, exposons rapidement, l’approche de la monnaie comme système de paiement. Celleci explique que la monnaie doit être analysée comme point de départ obligé de la théorie du marché plutôt que comme un simple objet économique. La monnaie est ainsi considérée comme une institution, un ensemble de règles d’emblée sociales. Pour Cartelier, « la monnaie, ou système de paiement, est l’institution qui rend possible la coordination des actions économiques des individus ». L’approche de Cartelier est différente de celle exposée plus haut, faisant de la monnaie, une canalisation de la violence. Selon Cartelier, la monnaie n’est qu’un des résultats possibles du processus de canalisation de la violence. Ainsi, la loi ou le sacré constituent autant de solutions alternatives .

    Pourquoi le franc CFA doit disparaître

    Nous avons pris soin de rappeler dans notre introduction que les pays africains sont logiquement indépendants depuis 50 ans. Pourtant, ils sont aujourd’hui encore nourris au « lait » de la France. Que le lecteur m’accorde la faveur de dire que notre continent ne se développera que lorsqu’il sera en amont et en aval de ses stratégies de développement.

    a) Les principes de la Zone Franc sont des leviers du pillage des économies africaines

    La parité fixe. Un nombre croissant de monnaies vernaculaires se rattachent à des monnaies véhiculaires (Bourguinat) qui permettent l'acceptabilité, la liquidité et la stabilité permettant la prédictibilité. Les francs CFA sont ainsi rattachés au franc français par une parité fixe (éventuellement ajustable). Deux régimes de taux de change sont possibles : le taux de change flexible et le taux de change fixe. La réflexion n’a pas été menée pour savoir lequel des deux, éventuellement, doit être préféré. On sait pourtant que le taux de change remplit deux fonctions conflictuelles dans la gestion de l'économie [Boughton, 1991] : point d'ancrage à la stabilité économique (un pays qui stabilise son taux de change par rapport à une devise forte, gagne en crédibilité); instrument de rééquilibrage des comptes extérieurs (un pays qui surévalue sa monnaie perd de la compétitivité).

    Le taux de change flexible permet d’utiliser la politique monétaire à d’autres fins. On admet généralement qu'une économie fortement exposée à des chocs extérieurs, ce qui est le cas des pays africains de la Zone, ont intérêt à stabiliser l'économie par la flexibilité de change. En imposant le régime de taux de change fixe aux PAZF, la politique monétaire avait un seul objectif à poursuivre, celui du maintien du taux de change à son niveau annoncé.

    L’ancrage nominal conduit à réduire l’inflation et il favorise des anticipations non inflationnistes; il crée une contrainte pour la convergence des politiques économiques et il impose une discipline monétaire. La fixité du change réduit la spéculation déstabilisatrice sur les modifications de taux de change.

    En réalité, le choix du régime de taux de change fixe était de faire en sorte que les bénéfices des entreprises françaises ne subissent pas les caprices d’un taux de change erratique. En clair, la France voulait stabiliser les bénéfices des entreprises françaises. Pour cela, la France a promis de réduire l’impact des chocs extérieurs avec des mécanismes coopératifs (comptes d'opérations) ou d'aides (exemples du Stabex ou du Sysmin).

    En ce qui concerne, la liberté des transferts, elle est limitée au niveau des pays africains mais massive entre les pays africains et la France. Cette liberté de transferts a conduit à un rapatriement massif des bénéfices des investisseurs étrangers vers leur maison-mère et à un exode des revenus des ménages expatriés vers leur pays d'origine : entre 1970 et 1993, alors que les investissements étrangers s'élevaient à 1,7 milliard de dollars, le rapatriement des bénéfices et des revenus d'expatriés s'est élevé à 6,3 milliards. Les rapatriements ont donc été quatre fois supérieurs aux investissements (Agbohou, 1999, p. 87).

    La transférabilité interne a pris un coup depuis les années 90. Il y a une mesure de suspension de rachat des billets de banque CFA entrée en vigueur le 2 août 1993. Auparavant, et ce jusqu'au 1er août 1993, la convertibilité des billets était libre et illimitée aux guichets de la banque de France. En plus d’une mesure de suspension de rachat des billets CFA entre la zone UMOA et la zone CEMAC à compter de septembre 1993. Cela n’a pas empêché la détérioration des comptes dans les années 1990 et l’incapacité déclarée de la France à soutenir sans limites les budgets africains. Résultat : les deux francs CFA ont été dévalués de 50 % en janvier 1994 pour passer de 0,02 à 0,01 FF. Cette parité fixe ne changea pas avec le passage du FF à l’euro (1999). Elle s’est traduite automatiquement par le taux de 1 euro pour 655,957 F CFA. La libre convertibilité et la libre transférabilité sont limitées par le contrôle des changes (surtout depuis la suspension de la convertibilité des billets FCFA) et l’absence de marchés des FCFA (tous les flux passent par le filtre des banques centrales).

    Finalement, la zone franc est un espace de circulation asymétrique des capitaux privés, d'investissements publics, et de répartition de l’aide publique où les entrées de flux publics sont compensées par des sorties de flux privés. Elle demeure caractérisée par le poids des intérêts des firmes françaises. Elle est un espace politique, linguistique, financier marqué par des relations privilégiées avec l’ancienne métropole. D’espace commercial préférentiel, elle est devenue un espace financier privilégié; de système centralisé et hiérarchique de défense externe de la monnaie dans un espace protégé, elle est devenue une institution plus souple de coopération monétaire.

    Au sujet de la convertibilité illimitée ou la garantie illimitée du Trésor Français, cette disposition était une manière légale pour les entreprises françaises d’avoir des devises avec leurs milliards de francs CFA. La convertibilité des francs CFA ne résulte pas du marché mais d'une convention avec le Trésor français. La convertibilité permet l’accès aux marchés internationaux et favorise l’entrée des capitaux.

    Depuis la dévaluation des francs CFA du 12 janvier 1994, les pays africains membres de la Zone ont perdu leurs droits de tirage automatique. La France est devenue un prêteur résiduel qui se situe en second rang par rapport aux institutions de Bretton Woods, et qui intervient après mobilisation des multilatéraux notamment la Banque africaine de développement.

    Enfin, le principe des comptes d’opérations est une escroquerie morale, financière de la France. Les comptes d’opérations auraient même une origine nazie. Il faudrait reprendre l’idée de Nicolas AGBOHOU (1999, p.79) sur ce point. Selon l’auteur, « la France applique actuellement aux Africains, les cruautés financières que l’Allemagne hitlérienne lui a infligées pendant l’occupation. En effet, l’Allemagne nazie a fait supporter des charges financières énormes à la France envahie », Selon un mécanisme bien décrit par Pierre Arnoult . Selon AGBOHOU, l’Allemagne avait organisé sous des apparences commerciales l’exportation chez elle, à peu près gratuitement, de toutes les richesses françaises dont elle avait besoin. Pour réaliser ce dernier projet, elle imagina d’instituer un accord de compensation franco- allemand qui, à la vérité, n’aurait d’accord que le nom et mettrait la production française à sa merci. Lorsque deux pays décident de régler leurs relations commerciales par voie de compensation, ils créent un clearing, c’està- dire un organisme chargé d’équilibrer leurs créances et leurs dettes respectives.

    En dehors de l’argumentation fournie par AGBOHOU, celle de Maurice NIVEAU (1954) ne manque pas d’intelligence. Cette technique de compte d’opérations, qui est en réalité une escroquerie, était pourfendue par les français eux-mêmes. Maurice NIVEAU (dans Histoires des Faits Economiques contemporains, PUF, 1966, p.306-307) nous rapporte le sentiment français, par les propos de M. Emile MOREAU (gouverneur de la banque de France de 1926 à 1930) qui disait ceci à M. POINCARÉ (président du conseil) : " j’expose au président du conseil que l’Angleterre ayant été le premier pays européen à retrouver une monnaie stable et sûre après la guerre, a profité de cet avantage pour jeter sur l’Europe les bases d’une véritable domination financière. [...] les remèdes comportent toujours l’installation auprès de la banque d’émission d’un contrôleur étranger anglais ou déguisé par la banque d’Angleterre, et le dépôt d’une partie de l’encaisse de la banque d’émission à la banque d’Angleterre, ce qui sert à la fois à soutenir la livre et à fortifier l’influence anglaise... "

    b) Le Franc CFA n’a pas apporté le développement économique mais le développement du sous-développement

    Le franc CFA est un facteur de sous-développement. Nous le verrons dans les lignes qui suivent. Mais il y a un autre argument que nous devons brièvement examiner ; il renforce la tendance à la libération des PAZF.

    b.1) La création monétaire est du domaine de la souveraineté d’un pays

    Jamais, en réalité, l’Etat ne s’est désintéressé de l’émission; même quand l’institution d’émission était un organisme strictement privé, comme en Grande Bretagne, les relations entre la Banque et la Trésorerie étaient étroites. Les PAZF ont abandonné à la France, la création monétaire qui est pourtant une prérogative régalienne de l’Etat. C’est un « droit inconditionné de définir les règles qui gouvernent l’évolution de la monnaie qui a cours sur son territoire ». Et ceci sous deux aspects : au plan interne, s’agissant du « pouvoir d’émettre la monnaie fiduciaire, de définir un système de contrôle de la quantité globale de monnaie en circulation, de définir dans quelles limites l’Etat peut avoir recours à la création de la monnaie pour financer sa dette ». Sur le plan externe, la liberté de choisir un système de change et éventuellement de fixer la position de la monnaie nationale dans ce système. Certaines fonctions sont indispensables à la survie de l’identité nationale et spécifiques à l’Etat et touchent au plus près à la souveraineté et donc ne sauraient souffrir que des limitations très restreintes. Cela concerne au premier chef le maintien de l’ordre public, la justice et le monopole de la contrainte à l’intérieur, la diplomatie, la défense et enfin la monnaie. La plus grande démission des intellectuels africains, en tout cas, ceux du sous-continent noir, c’est d’avoir toléré ce viol monétaire pendant longtemps. Nous avons dit plus haut que le Gouverneur de la Banque Centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO), l’Ivoirien Philippe Dacoury-Tabley, a en substance plaidé en faveur du maintien du Franc CFA.

    Pour le gouverneur, il ne s’agit pas d’avoir une monnaie. « Tout le monde peut le faire. Mais, si c’est pour faire et s’asseoir à côté, ça ne sert à rien », a-t-il fait remarquer. Pour le banquier, il faut plutôt dépassionner la question et « rendre nos économies indépendantes » Il nous semble mystérieux de rendre les économies africaines indépendantes quand la monnaie elle-même, l’instrument de mesure, est colonisée.

    La banque centrale a d’abord été le banquier de l’Etat. C’est du fait de cette relation privilégiée, et seulement dans un second temps, qu’elle a été considérée progressivement comme la « banque des banques », celle qui compense les paiements des banques commerciales et régule la liquidité du secteur bancaire (Goodhart, 1988). Ce n’est que plus tard qu’on a voulu centrer le mandat des banques centrales sur la lutte contre l’inflation, et les protéger en construisant un cadre institutionnel qui les mette à l’abri des pressions politiques et leur interdise de prêter à l’Etat. Ce cadre est consacré en Europe, en 1992, par le traité de Maastricht. Le gouverneur sait qu’il n’est que haut fonctionnaire du trésor français. La BCEAO est administrée par un conseil d’administration composé de 16 membres dont deux français. La conduite de la politique monétaire est confiée au Conseil d’Administration de la BCEAO avec le « concours » des comités nationaux de crédits (article 52 du statut de la BCEAO).

    L’article 10 de l’accord de coopération entre la République Française et les Républiques membres de l’UMOA dit : « Deux administrateurs désignés par le gouvernement français participent au Conseil d’Administration de la BCEAO dans les mêmes conditions et avec les mêmes attributions que les administrateurs désignés par les Etats membres de l’Union ». Si l’on doit arrêter une décision à l’unanimité, une simple opposition de la partie française peut compromettre la vie des millions d’africains. C’est tout simplement une infamie. La France contrôle par le biais du franc CFA toutes les économies des PAZF et en conséquence, leur souveraineté.

    b.2) Le franc CFA n’apporte pas le développement mais le sous-développement

    Si le gouverneur de la BCEAO arbore une joie non dissimulée de faire partie de la zone franc, les populations africaines sont loin de le suivre dans cette oeuvre solitaire. Et pour cause, le franc CFA n’apporte pas le développement promis.

    Le franc CFA ne permet pas le financement des entreprises, n’entraine pas l’intégration régionale et en dernier ressort ne nous donne aucune dignité.

    Le franc CFA étant structurellement et économiquement étranger aux africains, le système bancaire est faiblement développé et les africains n’y attachent aucun intérêt.

    Selon le rapport JUMBO de l’agence Française de Développement (AFD, 2007, p.11), en 2007, le total des bilans des banques de l’UEMOA et de la CEMAC est inferieur à la somme des actifs de la première banque sud-africaine. Le système financier et bancaire de la zone UEMOA a été soigneusement étudié par PRAO S. (2009) et arrive à la conclusion que la dimension monétaire du développement est absente.

    En tout cas, qu’il s’agisse de la Côte d’Ivoire ou du Sénégal, le ratio de l’approfondissement n’atteint jamais le seuil de 36,5. En effet, Berthélémy et Varoudakis (1998) ont validé par une analyse de panel l’idée selon laquelle l’impact de l’approfondissement financier sur la croissance ne se manifeste qu’à partir d’un certain seuil (au moins égal à 36,5). Pour la Côte d’Ivoire et le Sénégal, ce taux moyen est respectivement de l’ordre de 0,26 et 0,21 sur la période 1962-2004.

    La densité du réseau bancaire des pays de l'UEMOA est très faible. Il y a 1,4 agence ou bureaux bancaires pour 100 000 habitants. Le taux de bancarisation dans l'UEMOA à fin décembre 2003 variait de 0,76 % pour la Guinée Bissau à 5,18 % pour la Côte d'Ivoire avec une moyenne de 3,02 % pour l'Union. En 2005, seules 3 personnes sur 100 ont accès à un compte (BCEAO, 2005b, CB-UMOA, 2006). En comparaison, la France était en 2001 à un taux de 99 % (Daniel et Simon, 2001). Les africains estiment que le système bancaire est réservé aux riches. Ils sont d’autant plus persuadés d’avoir raison que le financement bancaire ne représente que 16 % du produit intérieur brut (PIB) en Côte d’Ivoire contre environ 70 % en France ou en Tunisie . En 2006, le ratio moyen du crédit privé au PIB était de 110 % dans les pays de l’OCDE, de 31 % dans les pays d’Amérique latine et de 20 % seulement en Afrique Subsaharienne (ASS).

    En Afrique, les banques sont très peu actives dans le financement de l’investissement. Elles sont très frileuses dans l’octroi des crédits. Du coup, le système bancaire regorge d’énormes liquidités inutilisées.

    Le comble c’est que les banques sont depuis 1994 apparues surliquides. La liquidité peut être définie comme l’aptitude d’un établissement de crédit à faire face à ses engagements à court terme, c’est-à-dire concrètement à répondre à une demande inopinée de retraits d’une partie des fonds déposés par la clientèle. Dès lors la surliquidité bancaire n’est rien d’autre que la possession par une banque d’un excès de liquidité.

    Mais selon le FMI (2006) , la surliquidité bancaire est définie comme le montant des dépôts des banques commerciales auprès de la banque centrale qui excède les réserves 37 obligatoires. C’est cette même définition qu’on retrouve chez Jean Calvin (2008) , en la considérant comme les réserves auprès de la banque centrale excédant les montants minimum requis, en moyenne sur l’année. PRAO S. (2009) a estimé que cette surliquidité bancaire représente en moyenne sur la période 1996-2006, entre 2 % à 7 % du PIB nominal de la zone UEMOA.

    Avec cette paresse bancaire, l’effort d’investissement n’a pu engendrer une croissance forte. Sur la période 2002-2007, le taux d’investissement n’excède pas 20 % dans l’espace UEMOA (17 % (2002); 16,1 (2004); 18,8 % (2005); 19,2 % (2007)). Sur la même période, en ASS, le taux est en moyenne nettement supérieur à ceux de la zone UEMOA (18,7 % (2002); 19,3 % (2004); 20,4 % (2005); 22,4 % (2007)).

    Le taux de croissance du PIB réel dans la zone UEMOA ne permet pas de dire que le franc CFA a un impact positif sur l’économie des pays membres. En comparant cette zone et l’ASS, le taux de croissance du PIB réel y est faible. Sur la période 2002-2007, dans la zone UEMOA, ce taux est de 1,5 % en 2002; 2,9 % en 2003; 2,8 % en 2004; 3 % en 2007. En ASS, ce taux est de l’ordre de 3,5 % en 2002; 4 % en 2003; 6,8 % en 2004 et 7,2 % en 2007.

    Les défenseurs du franc CFA ont échoué lorsqu’ils ont cherché à rendre explicite la correspondance entre la monnaie unique (le franc CFA) et l’intégration régionale.
    Les monnaies coloniales ont plutôt encouragé l’intégration économique avec la puissance de tutelle, et, dans une moindre mesure, avec le reste du monde. En imposant leur monnaie, leur système bancaire, et d’autres types de régulation économique dans les frontières arbitraires qu’ils avaient données à l’Afrique, les pouvoirs coloniaux ont en partie empêché l’intégration économique à l’intérieur du continent. Mais, en même temps, une intégration économique de l’Afrique avec l’Europe et le reste du monde a été possible. Des économies sont intégrées lorsque “leurs relations réelles et monétaires sont si intenses que leurs marchés réagissent simultanément aux mêmes chocs” (Baudassé, Montalieu, Siroën, 2001, p. 78); Le concept d’intégration traduit deux types de dynamique : l’une est spontanée, elle se réalise de fait, par le marché; elle résulte de l’essor des flux commerciaux et financiers. L’autre est institutionnalisée, formelle; elle traduit un volontarisme et des accords politiques; obtenue par les règles, elle suppose la mise en place d’institutions et le passage d’étapes programmées dans le temps.

    En effet, les grands pays exportateurs dans le commerce intra UEMOA sont la Côte d’Ivoire et le Sénégal qui ont exporté vers la zone respectivement 11 et 6,5 % de leurs exportations totales entre 1990 et 2003 (Boogaerde et Tsangarides, 2005). Ces pays sont de ce fait de loin les grands offreurs de biens manufacturiers dans la zone en détenant respectivement 74 et 14 % des exportations intra zone.

    Selon la commission européenne (2002), en 1999, 40 % des exportations de l’espace UEMOA étaient destinées à l’Europe. Les importations en provenance de l’union européenne en direction de l’UEMOA la même année se situe à 43 %. Les exportations de la zone UEMOA en direction du même espace représentent 12 % tandis que les importations se situent à 10 %.

    Le renforcement de l’intégration régionale doit passer par le développement du commerce intra régional à travers l’amélioration des infrastructures routières notamment. Il a été démontré que le commerce au sein de l'UEMOA triplerait si toutes les routes nationales reliant les pays membres entre eux étaient revêtues en dur. Pour cela, il nous faut trouver des ressources pour le financement de grands projets routiers. Et pourtant, des milliards de Francs CFA dorment dans les caisses du Trésor français, signe que les africains sont tout simplement terribles.



    Conclusion

    La monnaie, lien social, est au coeur d'une légitimation par le pouvoir, d'une confiance par les marchés et d'une crédibilité par le dynamisme de l’économie, et par les politiques, notamment de la Banque centrale. Les francs CFA ont une convertibilité conventionnelle; la monnaie CFA ne constitue pas un symbole de Souveraineté. Si le Franc CFA ne disparaît pas, on aura garde de paraître conférer aux Africains une étiquette d’incapable congénitale. Être libre, être indépendant, pouvoir se gouverner soi-même, être maître de ses décisions, c’est une fin en soi. C’est même la première fin qu’il faut rechercher quand on veut se bâtir un pays ou une vie à soi.

    Un pays indépendant est un pays qui exerce sa souveraineté en toute liberté, n’a d’allégeance pour aucun autre pays et ne se détermine qu’en fonction de ses intérêts et de sa volonté. Telle est, en gros, la définition de l’Indépendance. Bodin, un des plus grands théoriciens de la souveraineté dans les Six livres de la République (1576) reprend le thème de l'imitation de Dieu pour caractériser l'autorité souveraine. Cette autorité insiste-t-il est indivisible absolue (elle est au dessus des lois puisqu'elle les fait) ou encore perpétuelle. Il va ainsi fixer les attributs de la souveraineté. En Egypte ancienne, le pouvoir du pharaon reposait sur un certain nombre de symboles. Ils étaient les témoins de sa force, de sa divinité et de son autorité sur les terres d’Egypte. La monnaie fait partie des attributs de la souveraineté, l’ignorer, c’est simplement faire fausse route dans le combat pour la souveraineté tout court.

     

     

  •