Les cuisines africaines ne devraient-elles pas se décliner volontiers au pluriel, plutôt qu’au singulier? Non qu’il faille nier le fonds commun d’un patrimoine culinaire aussi riche que diversifié, mais bien au contraire pour contribuer à l’illustration de la pluralité des terrains avec leurs palettes de saveurs, d’odeurs et de couleurs.
L’utilité d’une telle entreprise s’avère pour le moins évidente sous les latitudes européennes, où le regard sur les ‘cuisines du monde’, et pas seulement africaines, s’aiguise volontiers dès lors qu’il est aguiché par un certain exotisme. Exotisme qui affleure d’ailleurs à même la consonance étrange des noms venus d’ailleurs dont le mérite est de mettre l’eau à la bouche des consommateurs, consummateurs!, du Nord et ses alentours. Ndole, chikwange, fufu, yassa, moambe, et j’en passe des moins familiers, autant de noms curieux, (et d’autant plus appétissants?), pour les aficianados de steaks, moules frites, choucroutes et autres blanquettes de veau. Après tout, à chacun ses préférences, ses goûts et ses couleurs, dirait-on.
Le ngai ngai
Mais dès lors que les Africains affublent de noms erronés les produits de leurs terroirs, pourquoi se tenir coi au risque d’avaliser un exotisme bon marché? Les Sénégalais, pour ne prendre que cet exemple si révélateur, ces braves descendants des tirailleurs connus sous le même label, et sur leurs brisées tous les autres, dans un esprit parfaitement moutonnier, ne désignentils pas le ngai ngai (appellation congolaise) sous le nom d’oseille? Quel pataquès! Certes par leur goût légèrement acidulé, le ngai ngai et l’oseille sont-ils quelque peu proches. Mais de là à les confondre carrément au point de flanquer de fameuses migraines aux botanistes férus de classifications! Coupable confusion: le ngai ngai, chers Sénégalais, Congolais, Maliens et autres, est un hibiscus. Quant à l’oseille ...
Les épinards
Dans la même foulée salutaire, il convient de rappeler que les feuilles de manioc ne sont pas de l’épinard, comme on ne cesse de vous en bassiner les oreilles. L’épinard, c’est l’épinard. Itou pour les feuilles de manioc. Mais pourquoi cet embrouillamini permanent, entretenu comme à plaisir? Comme s’il s’agissait d’emmêler les produits pour une macédoine d’un goût plus que douteux. N’est-ce pas donner le flanc à l’exotisme bon marché ? Sachons cultiver l’art culinaire de notre cher continent tout en nous débarrassant de la litanie de noms imprécis, source de confusion et de malentendus.
La moambe
Tous les coloniaux se réclamant au nom de ce label désuet, pour ne pas dire dévalorisé, ne se lassent pas d’en vanter les saveurs épicées. La moambe: de tous les mets qui eurent l’heur d’émoustiller leur délicat palais, sous les tropiques ‘enchanteurs’, aux ‘temps jolis des colonies’, elle remporte tous les suffrages et pour cause. Comprenez donc que lorsque les nostalgiques de tout poil se rassemblent pour évoquer ‘le doux temps de jadis et de naguère’, les choses étant considérées de leur point de vue, la moambe soit presque toujours de la partie. Certaines mauvaises langues m’ont pourtant confié leur suspicion à l’égard de ce met dont le succès parmi les Africains s’avère d’ailleurs fort mitigé.
Le plat emblématique
D’autres encore m’ont fait savoir qu’ils ne peuvent s’empêcher de penser, en dégustant leur moambe, à la fameuse chicote dont étaient armés les Blancs, aux temps héroïques de leur conquête, sous prétexte d’inculquer l’amour du travail bien fait, à ces grands enfants de bons nègres qui ne leur avaient rien demandé soit dit en passant. La moambe, toute méchanceté bue ou mâchée, constitue le plat emblématique non pas tant de nos pays que d’une certaine époque qui aura laissé dans la bouche des autochtones un arrière-goût amer. Il ne s’agit guère de minorer les talents de cuistots noirs qui enchantaient leurs maîtres avec cette merveille de leur terroir, au point qu’elle avait presque fini par occulter entièrement le reste. Quant au reste, c’est-à-dire, toutes ces bonnes choses qui faisaient l’ordinaire de nos ancêtres, véritables diététiciens avant la lettre: chenilles, sauterelles, étuvées, grillées ou pâtées, et tant d’autres délicatesses du cru, elles n’avaient pas droit de cité sur la table des coloniaux. Et dire que ‘les sauvages’, eux, s’en empiffraient et y trouvaient visiblement leur compte. Il y a donc de quoi se désoler et se réjouir tout à la fois. En cette vie, les choses ne sont-elles pas plus souvent noires et blanches tout à la fois, que seulement noires ou même blanches ?
Le fufu
Fufu, bidia ou nshima, bukari, pléthore de noms pour une préparation à base de farine de maïs ou de manioc ou du mélange de deux. En vérité, derrière chacune de ces appellations se profilent tout un terroir sinon une région avec sa panoplie culinaire, ses produits, sa touche propre ou encore son style pour sacrifier à une expression dans l’air du temps. Les nuances, quant à la préparation de cette pâte, se déclinent diversement, à l’aune de productions agricoles ainsi que des habitudes alimentaires spécifiques. C’est ainsi que le fufu, préparé exclusivement avec de la farine de manioc, est commun dans les régions où ce tubercule abonde. Kinshasa, ainsi que le Bas-Congo, pour ne prendre que deux exemples, constituent pour ainsi dire le royaume du fufu. Encore que la chikwange soit également de la partie.
Le ‘kakontwe’
Le nom de fufu semble pourtant ne pas convenir à la pâte préparée façon ‘katangaise’. Le maïs est préféré au manioc, tout au moins dans la partie méridionale de cette région plus connue pour ses richesses minières, que pour les merveilles de son terroir. Plutôt que de fufu, on parle familièrement du ‘kakontwe’, nom de l’agglomération où fut érigée, du temps de la colonie, la plus grande minoterie industrielle de la province ‘cuprifère’, pour répondre aux besoins alimentaires, qu’on imagine sans peine énormes, de dizaines de milliers d’ouvriers noirs de l’ex- Union Minière du Haut Katanga, véritable souveraine du pays du cuivre. Ce transfert métonymique, le toponyme kakontwe érigé en nom commun, ne témoigne-t-il pas d’un certain sens de l’humour? Son usage étant circonscrit par le triangle formé par Lubumbashi (au Sud), Kolwezi (à l’Ouest) et Luena (au Nord-Ouest), il est fort à parier que ce vocable appartient au lexique spécifique du monde ouvrier, où il s’est transmis d’une génération à l’autre. Il n’est guère attesté dans le reste de la province. Et du reste, comme pour apporter de la farine à notre moulin, la pâte de manioc, connue sous le nom de fufu, semble constituer l’apanage à tout le moins l’ordinaire des populations du nord de Katanga.
La bukari
Assurément géographie et histoire viennent à la rescousse pour un éclairage idoine d’habitudes alimentaires qui pourtant semblent devoir aller de soi. La géographie enseigne en effet que toute homogénéité, tant à l’échelle du Congo qu’à celle des provinces, ne pourrait être que factice. Le Katanga, pour revenir à cet exemple, affiche plus d’une préparation de fufu, nommé bukali ou bukari. Alors que le kakontwe, cher aux ouvriers et aux mineurs, est différent du bukari façon Nord-Katanga, cette dernière recette se veut plutôt proche du fufu à la manière du Bas- Congo. L’abondance du manioc dans les régions précitées -il faudrait y ajouter le Bandundu- y est certainement pour quelque chose. Quant au Kasaï, ou plus exactement les deux provinces connues sous les noms respectifs de Kasaï oriental et de Kasaï occidental (différenciation qui rend compte du démembrement subséquent à une guerre fratricide aux plaies encore vives) il semble opérer la synthèse du Katanga d’un côté et du Bas-Congo de l’autre.
Le bidia
Le bidia ou nshima est une pâte souple et fine, d’apparence agréable obtenue grâce au mélange des farines de maïs et de manioc. Certains prétendent (mais faudrait-il les croire sur parole?) que cette formule-là serait la plus appétissante sinon la plus nourrissante. Les Baluba et les Lulua, grands amateurs de bidia, en sont quant à eux convaincus. Ce n’est pas forcément l’avis des autres grands groupes ethniques qui partagent le même terroir. Quant aux gens du Haut fleuve (les Bangala comme les autres lingalaphones), ils désignent avec humour et nullement avec une quelconque xénophobie les ‘mangeurs de Muteke’, entendez ceux qui consomment ordinairement du bidia ou du fufu. Muteke: en voilà un nom qui en dit long sur l’amusement ainsi que la curiosité des habitants de l’Équateur, où la chikwange, ce pain de manioc que nous évoquerons ailleurs, est le roi de l’ordinaire aussi bien que de la gastronomie. Privilège que tend légitimement à lui disputer la banane plantain dont la sylve est plus qu’abondamment pourvue. La banane plantain offre d’ailleurs une heureuse transition vers Kisangani, la septentrionale. Dans l’imaginaire collectif des Congolais, c’est la région des fins plats; les femmes de ces contrées étant par ailleurs réputées pour leur art ‘perfide’ de la gastronomie sans parler de leurs silhouettes fines et galbées, génératrices de fantasmes.
La boyomaise
Une ‘boyomaise’(1) est presque toujours donnée pour une femme fatale. Beauté et talents culinaires étant au service de ces vestales! C’est le pays de la ‘lituma’ (de la banane plantain écrasée et assaisonnée) et du poisson (ce n’est pas pour rien pardi, que les fameux pécheurs wagénias officient au beau milieu du fleuve Congo) et de biens d’autres douceurs pour nos palais affriolés.
(1) Boyomais(e): désigne les habitants de la ville Kinsangani, surnommée Boyoma.
http://feuillesvolantes.blogs.lalibre.be
Antoine Tshitungu Kongolo
Ecrivain, poète, nouvelliste et essayiste, Antoine Tshitungu Kongolo, titulaire de plusieurs prix littéraires internationaux, témoigne par ses nombreux chantiers d’écriture de la volonté de renouvellement de l’engagement de l’écrivain au service des communautés souffrantes. De même oeuvre-t-il à une relecture de l’histoire et singulièrement celle de l’Afrique centrale à l’aune d’une exigence de rigueur susceptibles de contrer les stéréotypes d’antan aussi bien que les mirages d’authenticité biaisés. Sa poésie s’inscrit tout simplement au coeur de la modernité et de l’universalité.
Antoine est né à Lubumbashi, en RDC, le 5 novembre 1957. Etudes primaires, secondaires et universitaires dans sa ville natale. Préside ‘La Cellule littéraire’, association d’écrivains, de1989 à1991. Rédacteur en chef du magazine Croisettes et consultant près du Centre culturel français. S’exile en Belgique où il vit et travaille depuis 1991. Ancien chercheur associé près La Cellule fin de siècle du ministère de la Communauté française de Belgique, chercheur associé près les Archives et Musée de la littérature à Bruxelles.
Bibliographie
Panorama de la poésie congolaise de langue française (Congo-Kinshasa) - Poète ton silence est crime, Edition Africalia, 2003
La présence belge dans les lettres congolaises, Tshitungu Kongolo (Préface de Julien Kilanga Musinde), 2009
Mon pays absent, poèmes, Bruxelles, E. Van Balberghe, 1991
Papier blanc, encre noire, Cellule fin de siècle, 1992
Le sacrifice, nouvelle, dans Le Recueil, Bruxelles, Les Epéronniers, 1994
Dits de la nuit, Bruxelles, Labor, 1994